Jötunheim. Pays de glace, pays vide de tout, pays-prison, plus efficace que n'importe quelle cellule d'Asgard. Une cellule grande de tout un royaume, à traverser en long, en large et en travers. Plus froid que le coeur d'une enfant incomprise, plus pourri que son apparence extérieure.

C'est dans le pays des géants des glaces, aux côtés d'une mère absente et désintéressée que j'ai commencé mon chemin de croix. L'innocence passée, les sentiments décuplent quand on grandit. Il y a la peur, d'abord, puis la colère. Le sentiment d'être différente de tous les autres. La persuasion d'avoir commis le pire crime qui existe. L'incompréhension de savoir ce qu'on a fait pour être aussi sévèrement punie. J'avais peur, j'avais froid, j'avais mal. Mal. Si simplement au plus profond de mon corps, de mon coeur à moitié pourri. Je n'étais pas affreuse pourtant, je n'avais rien de repoussant, si ce n'était les parties en décomposition de mon corps plus blanc que la neige. Je pleurais des larmes pourries, je griffais cette peau dégoûtante, si différente de celle de mon père, si différente de celle de ma mère. J'étais l'enfant ratée, l'enfant que l'on garde jusqu'à ce qu'elle soit sevrée, mais l'enfant qui ne saura jamais ce qu' "amour" voulait dire. Les premières années d'une vie faite de larmes de sang, de larmes d'amertume, qui se transformaient en glaçons plus noirs que la Mort, déferlant à mes pieds. J'avais peur, j'avais mal. Mais je ne comprenais pas pourquoi.

Jötunheim n'était ni ma maison, ni ma prison, au final. Quelques années plus tard, je l'avais compris. Jötunheim, terre natale de mes géniteurs, terre à laquelle j'appartenais de droit. Ce n'était qu'une salle d'attente, un bocal givré en attendant que je sois assez grande pour que l'on m'octroie une utilité, pour que l'on m'évince à jamais d'Asgard. Lorsque que je fus assez grande pour me taire et haïr en silence, la volonté du Père de Toute Chose avait encore frappée. Un vulgaire paquet, un souvenir d'un voyage dont on veut éluder l'existence. Jötunheim était encore trop près de lui, mon existence était encore trop présente, trop écœurante. Embarquée comme on veut se débarrasser d'une vieille robe, jetée sur le trône de poussière et de désespoir, condamnée à régner seule, entourée des morts dénués d'honneur, seul cadeau de baptême que j'ai reçu. Hel Lokidóttir, Déesse des Morts, Reine d'Helheim. Titre maudit, titre d'injustice, fardeau à présent. Une petite fille effrayée, tremblante, complètement seule, à qui la notion de justice n'a jamais été enseignée. Une petite fille à qui on avait toujours répété qu'elle n'était rien de plus qu'un monstre dont personne ne voulait, qu'une erreur de parcours, qu'une horreur engendrée par la Fourberie personnifiée. Voilà ce que j'étais. Les braises éteintes et effritées d'une erreur de jeunesse du Dieu Fourbe. Personne, rien. Mais un rien que l'on voulait à tout prix éloigner.

J'aurais tellement pu m'enfermer dans une haine sans nom, dans une amertume sans limites, et détester tout ce qui se trouvait autour de moi. Rester renfrognée dans ma douleur et persécutrice de ma propre solitude. Petite fille sans attaches, sans parents, sans amour. Enfermée dans les murs froids du royaume des Morts, je me suis fait une promesse. Je l'ai faite cette promesse, si fort, si fort, je l'ai priée des jours durant. Dans les débris de verre de mon innocence, j'ai promis à mon reflet à demi putréfié qu'ils verront que je suis capable de quelque chose de bien. Ils verront que je peux être une bonne souveraine, même si je dois régner sur les plus dénués d'honneur d'Yggdrasil. Ils verront qui je suis. Ils ne pourront pas détester une bonne personne. Je ne suis pas mauvaise. Je refuse de le devenir. Les larmes d'amertumes ne glaçaient plus instantanément dans mes paupières abîmées, mais elles tombaient en pluie putride à mes pieds. Et dans les débris de verre de mon enfance, j'avais cru voir s'effacer un peu de ma peau noire de déshonneur.

Enfant détestée sans raison, c'était pour les mêmes motifs inexistants que j'avais fini par me détester moi-même. Je vivais chaque jour dans l'attente de cette délivrance. je régnais sur Helheim comme une bonne souveraine, je remettais sur pieds les Enfers pour qu'ils deviennent une maison pour ces âmes perdues, mon héritage, mon fardeau. Mais même dans les enfers, tout se savait. J'avais appris depuis longtemps que la Déesse de l'Immortalité avait été enlevée, et je soupçonnais fortement Loki d'être sous tout cela. Princesse enfermée dans un palais de cendres, je ne connaissais l'existence du monde extérieur que par certaines informations qui filtraient jusqu'en Helheim. Aussi, savoir que des pommes d'Or étaient mystérieusement apparues en Svartalfheim n'était pas difficile. Et lorsque le Prince Doré était apparu dans le royaume des elfes, je voyais en lui non seulement une personne de ma famille, la seule que j'avais vue en plus de cent ans, mais aussi une chance de prouver ma valeur. La petite fille me regardait alors de son sourire décharné dans les débris de mon innocence conservés dans un coin de mon âme. Elle me susurrait de saisir ma chance. De retrouver la lumière du soleil. D'être la Princesse que j'aurai toujours pu être. J'aidais l'Odinson, presque humiliée d'avoir trouvé plus fier et arrogant que moi. Mais il était de ma famille. Et n'était-ce pas tout ce que j'avais jamais rêvé d'avoir ?

Quoi qu'il en était, la mission était un succès. C'était le coeur lourd et un peu amer que je regagnais le Royaume des Morts, fière de ma bonne action, désolée de ma prison de larmes. On récolte toujours ce que l'on sème, paraissait-il. Et j'allais enfin pouvoir être récompensée. Je ne sais par quel appui j'obtins cela, mais j'avais enfin le droit Tout-Puissant de traverser la Cité Eternelle... Je ressentais de l'allégresse, du bonheur. J'avais une impression immense de soulagement et d'accomplissement, et c'était remplie d'une joie toute nouvelle que je gagnais Asgard, Cité des Dieux, la Belle Eternelle. Je ne voulais pas être portée aux nues, je ne demandais rien de cela. Je n'étais qu'une jeune fille émerveillée qui quittait pour la première fois son bâillon et sa cécité. Je pensais que Sól réchaufferait mon coeur de glace de ses rayons, et que Loki serait là pour m'accueillir. Il n'y avait rien à mon arrivée que des murmures d'horreur et des insultes condescendantes. Comment expliquer à une petite fille que tous ses espoirs se brisaient en quelques éclats de rires moqueurs ? Comment se relever quand l'irrévérence vous coupait les chevilles ? La petite fille avait peur. La jeune fille était désespérée. Elle se reconstruisait. Elle venait de se briser à nouveau. Il y a la peur, d'abord, puis la colère. Le sentiment d'être différente de tous les autres. La persuasion d'avoir commis le pire crime qui existe. L'incompréhension de savoir ce qu'on a fait pour être aussi sévèrement punie. Il y a la peur, d'abord, puis la colère. Elles sont mères destructrices, mères nourricière d'un principe que mon coeur avait rejeté des années plus tôt. Maintenant, elles couvaient la vengeance de la Fille décrépie, fanée, brisée à jamais.

Ils avaient élevé cette petite fille dans l'amertume et la solitude. Elle ne voulait pas se venger. Elle voulait leur montrer de quoi elle était capable. Elle voulait faire ses preuves, impressionner les deux hommes qui avaient fait de sa vie une torture, et racheter sa propre existence par ses bonnes actions. Ils la remercièrent froidement, et l'accueillirent avec dégoût et dédain. Et le coeur gelé de la Fille des Morts de se fissurer un peu plus profondément.