Eyvindr hait l'hiver.
L'idée peut paraître ridicule, insolite. Il est un homme du Nord. Un Viking. L'hiver n'est qu'une saison parmi d'autres, plus rudes, certes, mais elle façonne l'homme, façonne le pays. C'est l'hiver qui décide de qui est assez fort pour survivre encore une saison, de qui mérite de promener dans les plaines verdoyantes et se baigner dans les fjords glacés de Midgard. Mais il hait l'hiver. C'est l'hiver qui lui a ravi sa soeur. Höder et Bertha lui ont arraché sa soeur, elle et ses cheveux blonds comme le soleil, ses yeux bleus comme le ciel d'été, elle et sa santé toujours trop fragile. Il se rappelle encore de quand elle est venu au monde, minuscule et rose entre les bras ensanglantés de sa mère, geignant et gigotant tel un petit chien. Il se rappelle avoir prié les dieux, Odin et Frigga, Gerd et Frey, pour que sa petite soeur survive au jour, elle qui était née au plus noir de la nuit, en plein kaamos*. Il se rappelle avoir entretenu le feu toute la nuit et le jour pendant que sa mère récupérait des forces, veillant sur ce petit être qui allait devenir le centre de son univers. Il se rappelle de ses parents, alors encore unis et aux sourires radieux, tenir sa petite soeur entre leurs bras et lui donner son nom : Fríða, belle, aimée. Il se rappelle ensuite avoir clamé le droit de la prendre, lui aussi, et avoir promis au nourrisson, alors que le feu se mourrait et que la maisonnée dormait, qu'il la protégerait lui aussi, qu'il serait le meilleur grand frère possible.

*Kaamos est le nom finnois pour nuit polaire. Je sais que nous sommes en Norvège mais je préfère le mot finnois.

Peut-être est-il à blâmer pour avoir trop aimé sa soeur, l'avoir trop choyée. Peut-être que s'il s'était entraîné avec elle, si il l'avait poussée à accompagner leur père en mer, peut-être aurait-elle été plus forte, peut-être n'aurait-elle pas succombé à l'hiver.
Fríða allait fêter son sixième printemps quand les dieux décidèrent que la flamme de sa vie s'éteindrait. Une maladie de trop dont elle ne se remettrait pas, elle qui avait toujours eu le souffle trop court, la peau trop pâle et froide. Petite Fríða sur laquelle Sól et Frey n'avaient jamais semblé vouloir veiller.
Quand sa soeur mourut, il fut celui qui l'amena sur le bûcher et alluma les flammes qui devaient réchauffer un corps qui n'avait jamais pu retenir suffisamment de chaleur. Il fut celui qui veilla sur elle une dernière fois, tandis vit son âme montait rejoindre les dieux.
Et quand les larmes séchèrent sur ses joues, perles de sel évaporées à l'intensité des flammes à peine libérées par ses yeux, il se jura que ce serait la dernière fois qu'il pleurerait.

Son monde est désaxé, a perdu son centre de gravité. Comme une lance mal taillée, mal équilibrée, son monde pique du nez et chute au lieu de suivre une trajectoire linéaire. La mort de Fríða fracture sa famille, de toute les façons possibles. Son père s'éloigne, davantage accaparé par le Thing et le village, par la mer et la pêche que par sa propre famille. Sa mère pleure la perte de sa fille et perd peu à peu l'envie de vivre. Son bébé est mort, dévoré par l'hiver, et à son tour, elle n'attend plus qu'à succomber à la morsure glaciale de Höder. Eyvindr fait tout pour la ramener à lui, pour la tirer de cette humeur maussade, mélancolique. Il la pousse à sortir, à respirer l'air marin, à profiter des quelques rares rayons du soleil qui fait à nouveau son apparition. Il enchaîne les bêtises, les escapades pour garder son attention sur lui, pour la forcer à le réprimander, à courir après lui. Il la fait s'inquiéter et se ronger les sangs, il le sait, et il s'en veut un peu, mais c'est préférable à l'alternative. S'il lui faut être difficile pour maintenir son attention, pour lui rappeler qu'elle reste mère d'un enfant, il le fera. Son père, Sindri, Siggy, ils n'y comprennent rien, ne le pensent qu'un enfant gâté qui jouit de trop de liberté, un enfant qui enchaîne les frasques pour devenir le centre du monde. Son père le regarde avec déception, l'accuse de ne pas respecter sa soeur et la douleur de sa mort avec ses âneries. Il détourne son attention vers Sindri, si calme Sindri, Sindri qui préfère la mer et la pêche et qui boit tous ses mots, tel le fils obéissant qu'Ivar désirait tellement voir en lui. Son père ne comprend pas, ne comprend rien. Il fait ça pour sa mère, pour l'aider, à sa manière. Et c'est une victoire, à chaque fois qu'elle le prend dans ses bras et qu'elle le sermonne « où étais-tu passé, j'étais morte d'inquiétude », à chaque rire qu'il lui arrache quand il démontre un nouveau tour qu'il a appris, à chaque sourire qu'elle lui adresse quand il lui ramène des fleurs cueillies dans la montagne ou une figurine qu'il a taillé dans un bois dont la couleur lui rappelait sa chevelure.
Il préfère penser à ces batailles gagnées plutôt qu'à la guerre qu'il perd, la guerre qu'il perd contre la mélancolie et la peine, qui assombrissent le si beau visage de sa mère, qui la font appeler Fríða la nuit dans son sommeil, qui lui font parler à son fantôme. Eyvindr voit sa mère partir, s'enfermer dans un monde fait de silences et de rêves de cheveux blonds et de rires enfantins, il la voit s'en aller, lui échapper et il ne peut rien faire. Il ne peut pas rouer de coups la douleur, ne peut pas trancher la tête du chagrin. Alors tout ce qu'il peut faire, c'est la serrer dans ses bras et entrer un peu dans son monde à elle quand il ne peut la faire venir dans le sien, la protéger des regards plein de pitié des autres villageois – ils l'écoeurent, l'écoeurent tellement – et espérer, prier pour qu'elle aille mieux. Ils plongent, ils coulent tous les deux et personne ne voit rien. Personne sauf sa tante bien aimée, Sváfa, si différente d'Ivar, son frère. La seule à le comprendre un tant soit peu, elle aussi davantage guerrière que vulgaire pêcheuse, elle aussi mordante et combative, prête à se battre pour ses idées plutôt que passive, calme, raisonnable, modeste. C'est elle qui le tire vers le haut quand les humeurs de sa mère sont trop versatiles, quand elle se retourne même contre lui, hurlante et hystérique et qu'Eyvindr ne peut qu'essuyer les coups, serrer les dents et sentir son coeur se briser un peu plus dans sa poitrine. C'est elle qui lui tend une épée, une hache, une lance, un bouclier plutôt qu'un filet et des hameçons, c'est elle qui comprend que la violence est sa façon de communiquer, d'extérioriser la douleur, parce qu'il ne peut juste pas craquer, parce qu'il doit être plus fort que ça. Ils paradent et feintent et frappent, et la danse compliquée est un moyen de dire je comprends, je sais ce que tu traverses et je suis là. Quand tout est trop dur, trop lourd, que l'indifférence, l'ignorance de son père le pèsent trop, c'est vers elle qu'il se tourne, en elle qu'il déverse sa rancoeur et sa haine et ce trop plein d'émotions dont il ne sait que faire. C'est injuste, tout bonnement injuste, mais les dieux ne sont pas toujours bons, ils sont parfois cruels et dans ces cas-là, c'est sur eux-mêmes qu'ils doivent compter car personne d'autre ne sera là pour les aider. Alors il apprend à manier la hache et l'épée, à renforcer son corps pour renforcer son esprit. Il enterre la jalousie qu'il éprouve face à Sindri, à qui son père réserve toute son affection, même à Siggy, que son paternel semble préférer à lui. Qu'a-t-il fait de si mal pour que son père lui préfère des thraellar ? Qu'a-t-il fait sinon essayer de garder leur famille soudée, l'empêcher de se casser en mille morceaux ? Eyvindr voit son père se détourner quand ses yeux se posent sur cette épouse qui crie et qui pleure, vers ce fils qui ne lui ressemble pas assez. Et il le hait. Si longtemps il a essayé d'être ce qu'il voulait, si longtemps il s'est plié, a copié les faits et gestes d'un père qu'il aimait, admirait. Mais cette distance, cette absence le rongent et il a juste envie de hurler, le frapper, demander pourquoi tu nous abandonnes ? Pourquoi tu pars dès que c'est trop dur pour toi, dès que la famille parfaite n'est plus là ? Eyvindr n'a même pas vu son père pleurer à la mort de Fríða. C'est comme si elle n'avait jamais existé, à la façon dont son nom n'est jamais prononcé. Et il le hait, le hait pour ces sourires qu'il réserve à Sindri, ces gestes tendres qu'il n'a jamais eu à son égard, ces félicitations dont il a toujours rêvé mais n'a jamais obtenu. Trop entêté, trop difficile, un gamin qui ne veut rien apprendre, c'est comme ça que son père le voit et ça fait mal. Alors il cherche la reconnaissance ailleurs, dans son entraînement, dans son aptitude au combat. Il cherche l'amour ailleurs, chez sa mère, sa tante. Il tâche d'ignorer ce père qu'il hait autant qu'il l'aime.

[U.C.]