« Je suis le fruit d’amour d’un dieu las de trop aimer. Ma mère ? Allons, qui se soucie donc des mères ? Peut-être n’en ai-je pas, et cela serait bien ; je n’aime le quelconque, et n’y a-t-il plus banal que d’être l’enfant de deux parents ? Je me préfère en fille unique d’un unique homme, et être son offrande au monde, et le charnier de ses espérances.
Mon père est un vieillard, non par corps mais par esprit. Il a l’affection pour tout mais n’en reçoit de rien. Aussi s’enferme-t-il en lui-même afin de faire de ses déceptions une ivresse de l’aigreur. Il aime à l’extrême, et s’en désespère plus encore. C’est cela, mon père. Un esprit fatigué d’être lui-même. D’un tel modèle, qu’aurais-je pu retirer d’autres qu’une haine profonde à l’égard de quiconque, et la désillusion face à tout et à tous ? Ce qui ne fut pas le cas, bien entendu, car cette existence qui le caractérise n’est pas mienne ; et c’est heureux, car en me souvenant du malheur persistant qui est sien, je me sais supérieure à lui. Mon bonheur, je l’obtiens en détruisant celui des autres, mais cela vaut bien mieux que d’être à l’image de cette infinie amertume.

Je ne l’ai aimé jamais. Et il l’a su bien vite, et ne m’aima plus en retour ; du moins fit-il semblant, mais je savais sa douleur attisée du chagrin. Il n’est qu’un père, sans grandes qualités, facilement oubliable, qui n’a jamais marqué ni les mémoires ni l’Histoire. Ce à quoi je ne prétends pas ; je compte laisser mon empreinte comme une cicatrice, et non pas me satisfaire d’un second rôle dans les phénomènes. Je me veux source et cause de grands évènements ; être l’instigatrice des passions, la responsable de tout ce qui se fera de sublime ; que ce soit grandiose ou sanglant, qu’il m’importe, mais que cela soit, et le soit en mon nom.

Jadis, l’on ne m’a que rarement considérée à l’aune véritable de ma valeur, hélas. Fille pâlichonne sans grande étincelle, à l’image du père, dont elle suivait l’ombre de ses pas ; qui se souciait vraiment de nous ? Il était un ermite, et j’étais son enfant : mon statut se liait au sien sans que je n’y pusse quelque chose. Il se trouvait étranger parmi ses congénères, et il m’infléchissait d’en être de son exemple.
« Tu ne trouveras nul ami en leurs rangs, disait-il, les visages sont des masques derrière lesquels couvent des illusions d’attachements. Tu ne seras jamais rien pour eux ; leurs caresses te seront fictives et vides. Alors à quoi bon s’échiner à conquérir un royaume fait de vents sinistres et mensongers ? »
Ses mots, ses leçons qu’il m’assenait pour y distiller son poison fielleux. Ah, cher père, si j’ai retenu l’un de tes enseignements, il était de n’accorder crédit à personne. Toi y compris.
Le ressentiment coule dans le sang comme un héritage, et toi, il t’a fallu vouloir l’éveiller en mon cœur, me tourner à ton portrait, être le prolongement de toutes tes vomissures mesquines.

Ton plus retentissant échec. Car je ne suis lasse de mes adorations ! Que je m’amuse tandis que toi tu t’encroûtes dans ton dégoût ! Une fois suffisamment mûre pour savoir que tu n’étais qu’une cage aux barreaux rouillés, qu’il me fut aisé de me défaire de ta maigre autorité. Que j’aimerais vivre, et vivre encore, ce moment où ton cœur s’est brisé, où tu as perçu ton peu de pouvoir s’effacer face au bourgeonnement de mes horizons. J’étais ton ombre, et je suis devenue lumière, et ce fut à ton tour de t’effacer. Ce que tu as toujours su faire. Disparaître pour t’enfuir dans les lieux morts pour t’y rouler en boule larmoyante.

S’il m’a fallu des décennies pour m’éveiller à mon essence profonde, seules quelques années ont été nécessaires pour faire oublier ma précédente condition. Auparavant, je n’étais que timidité et réserves ; à présent me voilà de voluptés éclatantes ; cette petite inconnue invisible fut balayée par une souveraine. Et cette couronne, je me l’arrogerai par mes biais, et nul ne s’en préservera.
Qu’il brûle, cet univers. Qu’il brûle par le sang, la beuverie, la guerre, l’amour et la haine, car ce sont mes feux, et mes feux sont de rages passionnées. »