Sans se soucier d'où le menaient ses pas, Tyr marchait droit devant, avec l'allure certaine de celui qui sait pertinemment où il va et s'y rend d'un bon pas. La vérité bien sûr était tout le contraire et son regard ne contemplait rien d'autre que ses propres pensées volcaniques, de sorte qu'il n'y avait en réalité aucune logique dans ses déplacements, même si ceux qui le voyaient hâtivement passer auraient pu en jurer le contraire. Ceux-là d'ailleurs, s'entêtaient à lui adresser leur respect, courbant sobrement l'échine chaque fois qu'on croisait sa route, et pour donner le change, Tyr s'obligeait à leur adresser au moins un regard, bien que ce seul fait constituait un effort colossale qu'il fournissait avec grand mal.
Il aurait préféré choper le premier venu par le col et le balancer par-dessus les balustrades, ou bien s'en servir afin d'enfoncer la prochaine porte. Le sang-froid de Justice l'empêchait heureusement d'occire le premier domestique venu, mais Guerre ne serait plus tenu ainsi en laisse bien longtemps et c'était justement pour cette raison que le pas de Tyr était pressé. Il cherchait désespérément un endroit où s'isoler dans ce fichu palais de dédales, mais du fait des dernières nouvelles accablantes, l'endroit grouillait d'absolument toute part.
Depuis quelques jours déjà, la tension grimpait en flèche de par les rapports inquiétants qui provenaient d'Alfheim et faisaient mention d'une peste, d'une gangrène mystérieuse et sombre qui consumait le Royaume des elfes. Au plus vite, des émissaires avaient fait la liaisons entre Asgard, Alfheim et Vanaheim, qui se joindrait à la très prochaine expédition qui serait organisée pour résoudre ce nouveau trouble. Tyr avait lui-même considéré l'idée de se joindre à la troupe avant de changer d'avis, son coeur et sa nature profonde le poussant plutôt à se faire le gardien de la citée d'or. D'autant plus depuis que Loki avait profité de leur absence pour attaquer le palais et la ville.
Et de celui-là d'ailleurs, mieux valait ne pas faire mention, car c'était bel et bien du rejeton de Loki dont il était désormais question. Quoi qu'ait envisagé Tyr précédemment, il était maintenant hors de question de rester cloîtré au palais. C'était même une profonde torture de s'y trouver encore alors même que son coeur, ses tripes et toute sa rage lui hurlaient de faire route vers la forêt sans attendre. La frustration était telle qu'elle semblait physiquement lui nuire, lui brûlant la peau et lui tordant les boyaux. Il avait fallu que son père lui répète par trois fois la nouvelle pour que ses oreilles daignent le croire, et maintenant chaque seconde qui le séparait du départ était une écorchure de plus.
La simple idée de Fenrir courant librement quelque part dans le Royaume le rendait malade. L'image mentale semblait si réelle qu'elle en était perturbante, car au tréfonds de lui Tyr
savait sans l'ombre d'un doute que la Bête faisait route droit vers eux. Droit vers lui. Chaque instant écoulé réduisait leurs deux âmes en distance, et c'était presque comme s'il s'était attendu à voir surgir le Dévoreur des Mondes à chaque coin de couloir, par chaque fenêtre, dans chaque recoin de pénombre.
Malheureusement, le départ ne se ferait que le lendemain, le temps que les deux expéditions se planifient au mieux et que tous les protagonistes se manifestent. Ses père et frère l'avaient priés d'attendre le reste de l'escouade qui serait envoyée chasser le loup, et Odin lui avait assuré sa propre présence dès qu'on leur avait annoncé la nouvelle. Quand bien même, il lui semblait se consumer sur place et son mal être bouillant avait atteint les limites de la soupape. Les Nornes n'avaient décidément aucune clémence pour lui et ne lui avaient même pas laissées le temps de digérer les révélations d'Odin. Gérer l'un ou gérer l'autre relevait du possible, mais les deux simultanément ? Non. Il était déjà bien assez pénible d'apprendre que cette vie qu'il avait souvent détesté était en réalité tout ce qu'il pouvait souhaiter de mieux pour lui-même.
Comment était-il sensé interpréter cette fuite maintenant qu'il connaissait son possible futur de Destructeur de Mondes ? Comment était-il supposé faire face à Fenrir maintenant qu'il savait ? Il n'y avait pas de place en Yggdrasil pour un seul Destructeur de Mondes, alors deux ... ? Cela voulait-il dire que l'un d'eux allait mourir bientôt ? Une part de lui voulait tuer le monstre, mais l'autre pas, et une autre encore, craignait de mourir, alors qu'une dernière craignait plus encore ce qu'il pourrait advenir de lui s'il survivait.
Mais c'était beaucoup trop de pulsions et de craintes opposées pour une seule entité, et dans le premier couloir qu'il trouva vide - un hall tout au plus, qui desservait sur trois huis closes - il explosa sans crier gare et rentra en éruption. Agrippant une poterie exposée sur un petit meuble de bois ouvragé, il lui fit traverser la pièce pour terminer en mille morceaux contre un mur en marbre, puis saisissant le petit meuble en question, il l'envoya valser contre une colonnade d'or brut. N'ayant plus à sa portée qu'une lourde tapisserie pendue au mur, il l'arracha d'un grognement fauve. Dans le même temps s'écrasait au sol la tringle de bois qui retenait le tissu, et une fois son unique main à nouveau libre, il ramassa l'objet et s'en servi pour fendre l'air et frapper un peu tout ce qui se trouvait à sa portée : murs, sols, et la porte la plus proche.
(c) Bloody Storm