Peu de mortels parviendraient aujourd’hui à se figurer ce qu’est réellement l’immensité.
Bien moins encore réussissent à comprendre vraiment d'où provient leur héritage.
Ils l’ont tout simplement oublié.
Ils ont eu tort.
Lui n’oublie pas.
Il n’oublie pas avoir connu l’époque qui vit le peuple de Jotunheim marcher dans leur dimension à eux, terroriser les divers clans de nomades qu’ils étaient alors et réduire parfois à néant en quelques instants des années de labeur, des familles entières et vénérables. Il n’oublie pas le soleil levant sur les versants de ces montagnes qui étaient les leurs, alors. Pourtant, ils n’étaient pas fous au point de s’en croire les maîtres. Son père lui répétait sans cesse qu’on ne devait pas jouer avec elles. Que, quoiqu’il arrive, elles gagneraient toujours. Il lui avait appris l’humilité nécessaire à tout chasseur qui se respecte et espère pouvoir ramener de quoi nourrir sa famille. Il l’avait écouté, surtout après avoir expérimenté lui-même le risque permanent qui existe, lorsqu’on se croit supérieur à la pierre, plus fort que le roc et moins stupide qu’un loup.

Lothar était le premier fils survivant de cette petite famille qui accompagnait quelques autres tout au long de cette errance qui constituait leur vie. S’établir quelque part, chasser, épuiser les ressources du versant ou du plateau, puis repartir, inexorablement. Une existence semée d’embûches, difficile. Les mains des hommes étaient plus rêches encore que celles de leur descendance. Celles des femmes n’avaient pas grand-chose non plus à leur envier. Les visages se ridaient vite. Mais les corps étaient robustes, et les sourires jamais très loin. Il fallait rire, oui. Pour ne pas mourir tout de suite. Pour affronter les hivers avec la dignité des vrais habitants de ces montagnes tour à tour ennemies et amies. Elles pouvaient leur offrir des périodes considérées comme fastes, pour mieux leur envoyer le plus cruel des blizzards et tuer les enfants trop fragiles pour survivre. Lothar n’eut pour compagne d’enfance qu’une petite sœur, fille née d’un autre père que le sien, et qui posa bien des soucis à la déontologie du clan. Cependant, le principal restait de perdurer, et les conflits finirent par se voir résolus en interne. À côté des Géants et de la faune sauvage, un banal adultère devient une agréable manière de pimenter le quotidien, avec du recul. Or, ils ne pouvaient se permettre de se déchirer davantage. À cette époque, les villages et les bourgs n’existaient pas encore. On résistait grâce à la force mouvante des autres, en permanence. Le futur Einherjar grandit donc à la dure, entraîné à la chasse, au tir à l’arc et aux armes rudimentaires que le clan possédait pour se défendre en cas d’attaque. Déjà, il aimait l’art du combat, frustré de ne pouvoir s’entraîner contre autre chose que les garçons de son âge. Il ne s’imaginait pas alors qu’il deviendrait l’un des plus célèbres guerriers d’Asgard, choisi par l’illustre Père de Tout.

La fin de son adolescence fut précoce, comme l’avait été celle de son père avant lui, et comme le serait celle de son propre fils. Il convoita une jeune femme d’un clan ami, avec lesquels des liens forts furent tissés. Les deux communautés hésitaient à regrouper leurs forces, ce qui rendait difficile la tâche de Lothar, épris d’une certaine Gessili. Ou du moins… désirant la faire sienne. L’amour lui était, et lui est toujours parfois, une notion un peu imparfaite, abstraite. Probablement profonde, mais dont il ne s’était jamais senti porteur. Il aurait pu tuer pour elle, mais par fierté. Par orgueil. Pour la beauté de ses courbes et la solidité qu’il lisait dans la ligne de ses épaules et par son regard perçant. Sa nature simple. Les tergiversations durèrent longtemps entre les pères des deux amants. Le résultat en fut mitigé. Gessili accepta de quitter les siens pour rejoindre son nouveau compagnon, et Lothar observa impuissant les anciennes et si détestables habitudes reprendre leur cours. Chacun pour soi. « Bonne route ». « Que la fortune vous soit favorable. » Et puis toujours les dos tournés, ces au revoir qui pouvaient très vite tourner aux adieux, selon les caprices de leur destin, individuel et commun. Il resta très longtemps hanté par ce sentiment de gâchis. Il lui semblait qu’il supportait de moins en moins le caractère éphémère et si précaire de leur vie, au fur et à mesure que le ventre de Gessili s’arrondissait. Elle perdit les deux premiers petits, faute d’une alimentation suffisante. Les prochains furent les bons. Trois autres vécurent, eux. Il découvrit la joie d’être père. Pour la première fois, il comprenait enfin comment un homme accepte de voir la mort arriver pour le prendre à tout moment, se sachant capable de perdurer par le biais de ses enfants, qui porteraient son nom jusqu’à ce que la mémoire s’éteigne tout à fait. Une échéance qui ne se profilerait pas avant des lustres qu’il était incapable de se figurer.
Bientôt, Lothar parvint à cet âge si particulier, qui le voyait gagner en maturité, tout en restant sous le joug d’une impulsivité juvénile et fiévreuse, qu’il conserverait sûrement jusqu’à la fin. Cet âge vit revenir ses doutes quant à leur mode de survie. Seuls, à la merci des autres créatures qui partageaient leur monde, ils étaient condamnés à vivoter ainsi de génération en génération, dotés d’un confort strictement minimal qui ne leur permettait pas d’envisager le jour prochain avec sérénité. C’était comme une sorte de révolte sourde qui grondait en son âme et conscience. La mort de son père en fut l’élément déclencheur.

Snorre était en effet l’un des hommes les plus respectés au sein du clan. C’est donc sans se poser de questions que tous acceptèrent Lothar comme son digne successeur, notamment en matière des décisions importantes à prendre. Vers où marcher ? Quand s’installer ? Quand repartir ? Une lourde tâche, qui le conforta dans sa volonté de donner un sévère coup de pied dans la fourmilière. Se servant de l’influence paternelle encore fraîche dans les esprits, il commença petit à petit à distiller l’idée de marcher en compagnie d’autres clans. Au départ, ce ne serait pas facile. Il faudrait se débrouiller pour la nourriture, bouger plus souvent pour s’assurer de ne pas mourir de faim. Quitter les montagnes était hors de question. Mais trouver un endroit où s’établir définitivement… Ne plus avoir à bouger sans cesse. Pouvoir contempler, toujours, les mêmes sommets, présence silencieuse et rassurante, tout en se sachant protégé des intempéries et de leurs propres faiblesses… Un rêve, qu’il décida de mettre en pratique coûte que coûte, faisant déjà montre de sa célèbre obstination. C’est alors que son autorité, déjà spontanée, se renforça, dans le but de convaincre le plus de ses compagnons possibles du bienfondé de ses opinions. Il ne voulait aucun mal au clan. Au contraire. C’était en son nom qu’il croyait utile de réagir, avant que la situation ne devienne réellement catastrophique.

Malheureusement, ses pressentiments se virent confirmés par des difficultés croissantes. Bouger au fil des sommets ne suffisait plus. Les ressources se faisaient de plus en plus rares, la situation de plus en plus dangereuse, et la natalité au sein du clan se montrait précaire, ce qui était le plus préoccupant aux yeux de Lothar. Avec le temps, son influence avait encore cru parmi ses pairs, et l’on prit l’habitude de se référer souvent à lui. Il acceptait ces nouvelles responsabilités avec honneur, fier qu’on le juge suffisamment solide pour prendre les décisions difficiles. Et Odin savait qu’il dut faire des choix cruciaux au nom de leur survie à tous. Ce qui ne suffisait pourtant pas à les protéger des pertes de plus en plus nombreuses occasionnées par les Jötunns et les bêtes sauvages, ces dernières se montrant de moins en moins farouches quant à les attaquer, ce qui l’inquiétait par-dessus tout. Il exigea que tous les hommes renforcent leurs capacités à combattre, et milita activement pour une coalition entre les autres communautés de montagnards qui, comme eux, continuaient avec peine dans cet environnement hostile et impitoyable pour ceux qui commettaient la moindre faute. Cela n’alla pas sans mal. Il y eut de nombreux conflits, de nombreuses rencontres à n’en plus finir, dont certaines manquèrent de le rendre fou. Trop de tergiversations, trop de temps perdu. Et pendant ce temps-là, les femmes inquiètes accouchaient mal, les enfants étaient de moins en moins nombreux à franchir le cap de leur cinquième hiver.

D’ailleurs, il fallut plusieurs longues années pour qu’enfin, peu à peu, les clans finissent par s’unir, convaincus de l’urgence de s’établir, de se fixer sur un coin de terre cultivable durablement. Le temps des nomades était terminé. Les hommes souhaitaient accéder à plus de confort, une dignité plus grande que cette perpétuelle errance, sans but ni fin. Les anciens maugréèrent, prétendant que les ancêtres avaient toujours « fait comme ça ». Lothar leur rétorqua vertement que les ancêtres auraient souhaité une existence plus réconfortante pour leur descendance en péril. C’est pratiquement au pied des montagnes que le premier hameau fut construit, puis fortifié pour résister aux attaques, quelles qu’elles soient. On dut en repousser plusieurs fois les limites pour accueillir d’autres familles, constituant bientôt un village sain et prospère, malgré les évidentes périodes de disette que connurent au moins une fois toutes les populations de ce monde. Les conséquences de leur sédentarité furent multiples et heureuses. Le lait des femmes, plus riche, sustenta des enfants plus résistants, plus vifs, qui deviendraient un jour de solides gaillards. Celui qui était désormais considéré comme le premier Järl de l’Histoire mais qui, à cette époque, se moquait bien du titre pour ce qu’il représentait, prenait plaisir à les voir grandir, avec une bienveillance qui ne tenait pas que du mythe. En revanche, son autoritarisme en froissa plus d’un, même si personne, de son vivant, n’osa le défier pour requérir sa place. Beaucoup y pensèrent. Aucun ne mit son idée à exécution. Et pour cause. Lothar cessa bientôt de compter les nuits blanches qui le voyaient réfléchir à leur avenir, encore et toujours. Les Géants se rapprochaient d’eux, multipliant les tentatives d'incursion sur leur territoire. Et cette fois, ils n’avaient plus comme solution celle de partir et de migrer sur un autre versant, en espérant que leurs ennemis se lassent de les poursuivre. Non. Cette fois, toutes leurs possessions matérielles étaient là, fixées dans une terre aux semences entretenues avec soin par ceux qui en avaient constitué leur vocation. On se demanda, au terme de nombreuses réunions, quelle était la meilleure stratégie. Aller à leur rencontre et provoquer une confrontation violente destinée à les annihiler définitivement ? Ou bien se replier en défense, attendre en priant pour qu’un assaut se produise le plus tard possible ? Ils n'eurent pas l'occasion de déterminer d'une réponse définitive.

La mort le frappa en même temps que la fin de l’été.
En même temps qu’une attaque, une dernière confrontation, qui les prit tous de court.

Un enfant avait pu donner l’alerte. Pas l’un des siens. Un petit gars, du nom de Mayden, qui promettait de devenir un archer comme il en avait rarement vu depuis des lustres, lui semblait-il. Alors les hommes, tous les hommes, s’étaient rassemblés. Malgré la peur, malgré la quasi-certitude de devoir assumer un nombre de blessés et de disparus conséquent, ils allèrent au-devant des créatures pour préserver le reste du village. Les femmes, les vieillards et les enfants s’étaient tous réfugiés dans une parcelle de ce dernier, de là où ils pourraient s’enfuir, certains ayant récupéré quelques biens en prévision d’une déroute. Lothar voulut croire en une rebuffade suffisamment impressionnante pour montrer aux Géants qu’ils ne pourraient venir éternellement terroriser les humains à leur bon loisir. Le combat fut bref, mais d’une exceptionnelle violence. Ceux qui devaient survivre évoquèrent souvent la manière dont la vallée trembla sous le marteau des créatures, sous les cris des hommes. Ils évoquèrent également la défaite de Lothar Snorreson, qui refusa, par obstination, par folie ou par un excès de bravoure – probablement un peu des trois – de tourner les talons en se résignant à perdre la face. Il avait payé de sa vie son orgueil démesuré, se croyant plus fort que cette nature qu’il avait voulu mater au profit de la suprématie humaine, plus fort que les monstruosités qui lui avaient fait rendre l’âme.

Ils ignoraient cependant que, par-delà les monts de Midgard, les dieux s’apprêtaient à accueillir auprès d’eux le premier mortel à la destinée d’Einherjar.

Lothar ne parla jamais de ce qu’il avait ressenti lors de ses derniers moments, conscient de la terreur qui l’avait paralysé, des milliers d’images qui l’avaient traversé, trop brèves pour se soumettre vraiment à l’analyse, et trop violentes pour lui tirer autre chose qu’un frisson désagréable. Il se souvenait avoir pensé à sa famille, mais pas de la manière dont les conteurs en parlaient. Il ne revit pas les bons moments lorsqu’il perdit pied et s’effondra avant de se voir achevé sans sommation. Au contraire, les pires moments semblaient décidés à le hanter pour la dernière fois. Et surtout, cette peur. Cette peur qui, lui semblait-il, ne quitterait plus jamais sa dépouille. La peur que ressent tout guerrier lorsqu’il comprend qu’il n’y aura plus d’issue inespérée pour contrer le destin une dernière fois. Il mourut comme tous les autres : dans le sang, la boue et la haine de l’ennemi.

Cependant, le repos n’était pas pour lui. Il fallut se résoudre à comprendre qu’une toute nouvelle existence s'étendait à ses pieds. Il lui fallut accepter et comprendre qu’il accédait à des honneurs encore inédits, et il dût mobiliser à de maintes reprises toute sa dignité pour ne pas se dérober, mais au contraire jouir au mieux de cette forme de rédemption, peut-être cette récompense de s’être débattu comme un beau diable sans accepter la misère comme une évidence et un schéma à répéter aveuglément. Au milieu de ce faste, de ce luxe qu’il n’aurait jamais pu imaginer, il fit le deuil de sa famille qui vieillirait sur Terre sans lui, fit le deuil de ses proches et amis et ne pouvant s’empêcher de se demander ce qu’il adviendrait alors d’eux. Survivraient-ils au prochain hiver ? Les Géants marcheraient-ils sur le village avec pour ambition de tuer jusqu’au dernier de ses habitants ? Autant de questions qui le torturèrent, et l’empêchèrent d’apprécier pendant longtemps la douceur d’Asgard. Il fallut toute la pugnacité de Freyja, toute la sagesse dégagée par Odin et toute l’affection d’Heimdall pour l’aider à se séparer du boulet à son pied. Un boulet dont le fantôme ne le quitta jamais tout à fait. Plus le temps passait, plus son esprit l’éloignait de Gessili, sans parvenir bien évidemment à l’oublier. Elle et les enfants. Ces enfants qui étaient devenus des hommes. Au risque de sombrer dans la démence, il lui arrivait de se perdre dans ses pensées, la nuit, lorsque le calme recouvrait la Cité des dieux, pendant de longues heures. C’est au fil de ses conversations avec son ami immortel qu’il comprit qu’il ne pourrait continuer ainsi encore longtemps. Il décida de tourner définitivement la page en ne se focalisant plus que sur son seul et unique nouveau but : servir Odin comme il avait souhaité servir les siens de son vivant.

Il se croyait bon combattant. Autant dire que côtoyer les divinités lui permit de réaliser à quel point il lui restait à progresser pour espérer les égaler puis, un jour peut-être, les dépasser. Loin de brimer cette ambition présomptueuse, Lothar se sentit toujours encouragé à affûter le diamant encore brut de son talent en la matière. Freyja lui fut d’une grande aide sur ce terrain, et elle rejoignit très vite Heimdall parmi les dieux qui comptèrent dès ce moment comme ses alliés les plus fidèles. Peu à peu, tandis que ces étranges années d’immortalité défilaient, de plus en plus vite, de plus en plus immatérielles, il fit de son mieux pour se consacrer corps et âme à la maniabilité de toutes les armes, quelles qu’elles soient, des plus banales aux plus exotiques pour ses yeux d’homme simple qui n’avait grandi qu’entouré de matériaux et de fer de fortune. Ce fut une formidable succession de découvertes, tant pour lui-même qu’aux yeux des autres. Aussi extraordinaire que cela aurait pu lui sembler, il s’adapta à la vie parmi les maîtres du monde. Il ne caressait pas le rêve de parvenir à leur niveau d’élégance, de beauté ni de suprématie naturelle, se contentant pour cela de l’art guerrier. Son respect ne décrut jamais envers eux. Au contraire. S’il découvrit malheureusement que certains sentiments ne semblaient guère différents de ceux de ses anciens congénères, il ne perdit jamais une occasion de leur prouver sa gratitude, ni même son affection. Sif en fut l’exemple le plus éclatant. Le capitaine Vidar l’avait vu prendre le manteau de maître d’armes, ayant maintes fois prouvé sa capacité à prendre en charge de nouvelles recrues, maintenant qu’il n’en était plus une depuis des lustres. À de nombreuses reprises, les deux hommes s’étaient trouvé des points communs, tant au niveau de leur tempérament que de leur manière de concevoir Asgard, sans compter des quelques valeurs primordiales, qui soudent les amitiés bien plus fort que tous les mots. La naissance de Sif fut donc une grande joie, autant pour le père que pour l’ami. Il vit grandir l’enfant avec ravissement, trouvant dans l’existence de la petite déesse en puissance un certain réconfort qu’il ne s’avouait pas. Privé de sa famille, sans compagne ni descendance dans sa dimension, il s’aperçut que lui manquait bien souvent la chaleur du foyer, et tous ses avantages et bénéfices. Le froid des lames ne faisait pas tout. Sif lui rendit les quelques sourires, d’une toute autre nature, qu’il croyait perdus pour toujours. Rayonnante, pleine de vie, il suivit avec une grande attention son éducation, son évolution. Elle promettait devenir une guerrière de renom. Plus d’une fois il eut l’occasion de croiser le fer avec elle. D’abord pour l’entraîner, puis pour se mesurer à elle comme une égale.

Le jour de la mort de Vidar fut une catastrophe qui pesa lourdement en son cœur, et qui vint mettre un terme à plusieurs siècles de ce qui ressemblait à un bonheur quasi-complet pour le maître d’armes. Ces elfes à l’âme aussi noire que le nom qui était le leur avait mis en déroute plusieurs de leurs compagnies, et Lothar se retrouva lui-même en difficulté, séparé de Vidar dont il n’eut plus de nouvelles, après la brève décision de diviser leurs forces pour ne pas se retrouver totalement submergés. Il n’imaginait pas alors que ces quelques commandements aboyés au beau milieu du champ de bataille représenteraient tout l’adieu l’un à l’autre qui leur serait permis. Lothar s’enfonça parmi les rangs, s’éloignant du père de Sif pour mener une campagne qui manqua de s’achever par un désastre. La joie d’avoir su tenir les lignes s’assombrit alors rapidement, quand la nouvelle parvint à ses oreilles, par un héraut inconnu qui portait déjà sur son visage les conséquences de cette disparition. L’injustice, surtout, fut le poison qui le dévora par la suite. Thor était là pour soutenir l’orpheline, déjà privée de sa mère, mais Lothar ne perdit jamais une occasion de lui témoigner un soutien muet, rendu pudique par l’absence de son ami qui le plongea dans une solitude éphémère. Heimdall ne lui donna pas l’occasion de s’y plonger trop intensément. La vie continuait. Cet adage était valable quel que soit l’espace-temps des êtres qui les parcouraient.

Il n’avait pas caché ses larmes à la mort de Vidar, même face à ses hommes.
Il ne cacha pas davantage la déconfiture qui l’envahit lorsqu’Ove obtint enfin cette place qu’il avait désiré jusqu’à l’obsession. Il n’y eut un échange plein de tension qu’une seule fois. Un échange qui fit trembler la garnison, et lors duquel il n’omit pas de souligner le manque d’humilité et de décence qui avait vu Ove succéder à Vidar sans faire montre d’émotions, sans souhaiter porter à l’honneur son prédécesseur comme il l'aurait dû. Aveuglé par la douleur et par le deuil, Lothar évita bien plus tard de songer de nouveau à cet entretien qui, de toute les façons, l’avait vu obligé de courber l’échine face à ce nouveau successeur et capitaine. La hiérarchie était ce qu’elle était. Et s’il enseignait le respect que tout soldat devait éprouver envers ses supérieurs, il se voyait contraint de respecter lui-même cet impératif, quoi qu’il lui en coûte. La vie devint plus amère, les jours passèrent plus lentement après cela. Du coin de l’œil, Lothar se réjouissait de voir Sif surmonter cette perte, et trouver auprès de Thor le repos de son âme et de ses sentiments, pleinement mérité. Elle s’en sortirait, et continuerait de démontrer ses parfaites aptitudes à manier les armes, pour elle comme pour honorer la mémoire de son père. Il s’empêcha à plusieurs reprises de fourrer son nez dans les affaires amoureuses de celle qu’il considérait presque comme une nièce, et ne se fit violence que par respect pour le fils d’Odin, qui ne méritait certainement pas un tel examen. Sif n’était par ailleurs plus une enfant : elle était capable de gérer son couple ainsi qu’elle l’entendait.
Leur mariage fut comme une respiration entre deux drames. Lothar se réjouit, comme la plupart des dieux, de cette union aussi naturelle et aussi harmonieuse. Il souhaita à la fille de son défunt ami tout le bonheur qu’elle était légitimement en droit d’espérer.

Lorsque courut la rumeur de l’enlèvement d’Idunn, Lothar se sentait plus apaisé dans son esprit. Le temps des rancunes s’était allégé, la relation entre Thor et Sif s’était fortifiée, et tout laissait à présager un futur mariage entre les deux dieux. Aucune ombre au tableau, si ce n’était l’étrange félonie, soudaine et imprévisible, à l’image du dieu qui en était la cause. Pour l’heure, personne ne savait qui était l’auteur de cet acte passible des plus graves sanctions. Idunn était introuvable, et tout Asgard se retrouva en émoi, avec raison. De son côté, Lothar interrogea tous ses hommes, sans attendre les ordres du capitaine Ove, afin de déterminer si l’un d’entre eux avait été témoin de quoi que ce soit. Les chances étaient minces, pour ne pas dire quasi-inexistantes, mais il ne cessa pas avant d’en avoir terminé. Il n’encaissait pas qu’une telle faille dans la sécurité de la princesse ait pu être ainsi établie, puis trouvée et enfin violée. Il fallut éviter la panique, éviter la peur de la déchéance. De toutes les divinités, Lothar était peut-être le moins préoccupé par les pommes d’or. Il avait beau résider sur Asgard depuis des millénaires maintenant, l’idée de redevenir mortel ne l’effrayait pas. Il en connaissait la réalité. Néanmoins, il se serait résigné s’il était le seul concerné. Car à la seule pensée que les fils d’Odin, le souverain lui-même et tous les autres perdent de leur aura divine, il s’en rendait malade.
Idunn fut localisée à Jotunheim, et Lothar fit partie des premiers à se porter volontaire pour secourir la déesse. Il s’agissait là non seulement pour lui de faire son devoir, mais également de se venger du peuple de cette contrée maudite, qui avait tellement terrorisé les siens de son vivant. Il s’agissait là d’une jouissance sourde à conjuguer les deux aspirations de ses existences passée et présente, et il vit alors la récupération d’Idunn comme la juste récompense, la réparation à l’infamie. Un jour qui, dans son esprit, demeura marqué d’une pierre blanche. Il n’imaginait pas à quel point les ennuis ne faisaient que commencer pour eux tous, malgré le retour des pommes d’or.

Loki écopa d’une punition sévère, qui aurait pu l’être davantage encore. Le maître d’armes avait en effet du mal à se positionner par rapport à la trahison d’un dieu qu’il ne s’expliquait tout bonnement pas. Le sujet resta depuis, pour lui, plein d'un brouillard confus aux conclusions difficilement objectives et pourvues de raison. Mais ce n'était rien devant un retour inopiné, celui de Jörd. Plus rien ne fut comme avant, dès l’instant où la déesse émit une réclamation qui, pour sa part, lui apparaissait comme douteuse. Loyal jusqu’à la mort à Odin, Lothar peinait à croire aux accusations de celle qui était en réalité l’instigatrice d’un complot heureusement découvert par Loki. Les elfes furent priés d’aller voir ailleurs, renvoyés sans sommation en passant du statut d’hôtes de marques à ennemis du royaume. Néanmoins, rien ne fut résolu pour autant. L’été fut l’instigateur du chaos le plus complet. Toutefois, la main qui enfonça le couteau dans une plaie déjà torturée fut celle de Freyja. Celle-ci se rallia du côté de son frère, du côté de Jörd. Incompréhension et désarroi. C’était comme si tous les repères solidement bâtis, péniblement construits, se désagrégeaient les uns après les autres, sans pitié. À qui faire confiance ? Qui croire ? À qui se fier pour porter les ordres, les messages ? Pour parler des secrets qui visiblement couraient en masse ?

C’était la guerre. Et Freyja, celle sans laquelle il n’avait jamais envisagé de se battre, ne serait pas à ses côtés. Rien, pourtant, ne le fit douter. Ni les dieux qui se détournaient, successivement, d’Odin, ni le ralliement adverse de ceux qu’il croyait inexorables, portés par le même désir de servir le Père de Tout. Une période difficile, au sein de laquelle Lothar survécut en se renfermant plus que jamais, tranchant pour un temps avec son caractère d’ordinaire jovial. Rarement on le vit aussi sombre, et ce malgré la perte de Vidar qui avait vu ses sourires se tarir. Plus aucune place à la plaisanterie, et même les mots de soutien qu’il dispensait à ses hommes se firent plus rares. Ce ne fut qu’en se repliant de cette manière qu’il parvint à prendre le recul nécessaire pour garder la tête froide et ainsi éviter de commettre l’erreur qui lui coûterait cher. Il craignait pour sa vie, mais surtout pour celle de tous ceux qui étaient demeurés aux côtés d’Odin.

L'automne vit Thor et Sif disparaître, ce qui plongea le maître d’armes des Einherjars dans une tourmente douloureuse. Rien de pire pour lui que l’incertitude qui, par miracle, répondit à ses prières et ne dura pas. Leur retour et la naissance de la petite Thrúd ne suffirent évidemment guère à écarter les ténèbres d'Asgard, mais ils donnèrent au moins la force nécessaire à Lothar pour mettre toutes ses forces et son énergie au service de celui à qui il devait sa présence parmi les dieux.
Les tensions virent alors leur point culminer sur le champ de bataille ce qui, quelque part, le soulagea. L'inactivité et la nécessité de se montrer attentif et prêt à réagir à tout moment étaient épuisantes. En revanche, verser le sang et voir ses ennemis en face... Avec les nains de Vanaheim et Nídhögg dans leurs rangs, la victoire ne semblait pas inaccessible, bien au contraire. Il voulut y croire, incapable de penser à une possible réconciliation. Tout était allé si loin qu'on pouvait légitimement se demander s'il y aurait un jour le moyen de revenir en arrière et de réparer ce qui avait ainsi été brisé. Il mentirait s'il affirmait ne pas avoir pris plaisir à la guerre. Ce plaisir coupable, sa raison de perdurer encore et encore, ce qui faisait battre son coeur avec tant de violence, qui le plongeait dans une transe dont il ne se défaisait que péniblement. Il était des nuits où il était clair qu'il ne supportait son éternité que pour ce but, uniquement.
Bien qu'il ait conscience qu'un massacre dramatique ait été évité, il en voulut beaucoup à Sif sur le moment, lorsque l'armée des Rebelles maintint les deux camps à distance l'un de l'autre. Pour lui, la diplomatie ne pouvait pas tout faire, et il était de ces extrémités où les mots ne suffisaient plus à fixer les torts des uns et des autres.

Des accords inespérés finirent par être imposés, nécessitant l'abdication d'Odin. Un bien lourd tribut. Mais Lothar croyait suffisamment en les capacités souveraines de Thor et Sif pour protester bien longtemps, et il accepta bon gré mal gré ce nouvel état de fait. Sa rancoeur envers Jörd, pourtant, ne tarirait pas avant plusieurs siècles, il le pressentait. Quant à Freyja... Elle demeura un point sensible, et ses hommes comprirent qu'il ne serait pas bon de prononcer le nom de la déesse de l'amour devant leur maître d'armes, tant que le pardon ne serait pas évoqué entre eux deux. Elle lui manquait cruellement, et il ne se faisait pas à l'idée que leur entente cordiale qui avait si bien ordonné le recrutement des futurs Einherjars et la bonne tenue des Valkyries soit terminée après cette succession d'événements. Seul l'avenir le lui dirait, éclairé, peut-être, par les actions futures des nouvelles têtes couronnées d'Asgard...