La déesse de la Nuit, Nótt, eut quatre enfants de trois maris différents. Le premier venu, qu’elle eut avec Naglfari, fut Darakan. Un bébé calme, trop calme peut-être, qui perdit bien vite de l’intérêt lorsque son frère, Aud, naquit à son tour. Personnifiant la prospérité, l’expansion, l’abondance, le succès, il attira rapidement l’attention et la joie de ses parents, ce que Darakan n’avait pas su faire, alors qu’il était mû par le don plus vague, futile et inefficace qu’était d’incarner la mollesse du Sommeil et des Songes. Exaspérant notamment sa mère, Darakan était paresseux et par conséquent se livra très vite à des habitudes recluses. Presque imperturbable, il se mit à errer parmi les thébaïdes moroses d’Yggdrasil ou du monde assoupi des Songes, et plongea dans une obscure solitude.

Quelque temps plus tard, une lumière éclaira cette petite vie esseulée, lorsque Jörd naquit et exhala une grâce et une affabilité qui ne manqua pas d’intriguer vivement le Sommeil aussitôt qu’il eut déposé son regard sur ses beaux yeux, qui réunissaient à eux seuls les couleurs de la terre, du ciel, et de la nature. Et quel ne fut pas le trouble de Darakan, habitué désormais à vagabonder seul, lorsque celle-ci vint ébranler sa tour d’ivoire savamment érigée. D'abord, il montra de la réserve face à l’énergie débordante de sa sœur et eut un mouvement de réticence lorsqu’il sentait sa volonté de se rapprocher de lui. Mais très vite, les murs de solitude derrière lesquels le Naglfarison se camouflait brésillèrent grâce aux efforts de Jörd et à la passion de vivre qu’elle dégageait. Le dieu du Sommeil s’attacha à elle bien plus vite qu’il ne voulut l’admettre à cette époque-là, et la Terre devint sa bouée de sauvetage – la seule – qui le gardait à la surface de la réalité, de l’exultation et de toutes ces petites choses que la vie disposait et qui, en compagnie de Jörd, prenait une valeur savoureuse et enivrante. En la présence de sa sœur, Darakan s’éveillait et s’épanouissait, le sourire aux lèvres ; il revêtait, contre toute attente de la part du Sommeil, le visage de l’espièglerie et d’une complicité dévouée. Une relation fusionnelle se tissa entre les deux dieux et personne ne put venir les séparer de leur connivence isolée pendant un long moment. Ils traînassaient tous les deux, affalés à l’ombre d’un arbre, en pleine nature, à contempler chaque invention née de l’esprit de la Terre, ou à s’aventurer et à courir, rieurs, dans des paysages pittoresques où ils étaient libres comme le vent. « Aussi longtemps que je serai là, petite sœur, je veillerai à ce que jamais rien ne t'arrive de mauvais. Jamais. », lui avait-il un jour confié, dans un élan d’espoir et d’affection, projetant ses yeux azurés remplis de sincérité et nourri de ce désir de protection fraternelle dans le regard doux et tolérant de la déesse avant qu’elle ne sombre dans le sommeil, alors qu’ils passaient l’une de ces nuits crépusculaires à la belle étoile, contemplant les astres depuis le sol, seuls et isolés des moindres soucis.

Ils passèrent ainsi de longues années soudés et complices comme les doigts d’une main. Habitée par une créativité florissante, Jörd fut la seule inspiration que Darakan trouva dans ce monde, et c’est elle qui lui insuffla l’imagination de créer Draumr, le Rêve, un cerf blanc, majestueux et dont la placidité reflétait bien le tempérament de son créateur et qui en outre veillerait sur chacune des créations de la Terre. Œuvre infime face au foisonnement des merveilleuses créations de sa sœur.

Le Naglfarison s’évertuait à ce qu’il n’arrivât jamais rien à sa sœur adorée ; il voulait garder incessamment un œil sur elle, mais il faillit à cette tâche qu’il s’était imploré de mener à bien aussi longtemps que battrait son cœur frêle. Il se rappelait s’être figé et que nul mot n’avait daigné sortir de sa bouche paresseuse, lorsqu’elle lui avait, non sans complicité, annoncé qu’elle était la maîtresse du Borson. Il avait vu cette espèce de joie intrigante flotter sur ses traits fins ; et ce bonheur qu’elle trouvait on ne savait où avait suffi à déconfire les paroles du Sommeil, temporairement – soit jusqu’à ce qu’elle ajoutât qu’elle portait l’enfant qui serait l’héritier du Haut-Roi. Probablement pour l’une des premières fois de sa vie, le dieu des Songes se surprit à hausser le ton envers sa sœur, et laissa transparaître la sincérité de son inquiétude et de son appréhension pour elle : « Que dis-tu ?! …Enceinte du Roi ?! Comment… » Le fils de Naglfari ne parvenait pas à se défaire de ce pressentiment qui lui happa les tripes, l’empêcha d’être mû par le moindre sentiment d’ébaudissement, et favorisa sa mercuriale, sans pour autant tarir cette proximité qu’offrait leur complicité. « Te réjouirais-tu ? Ne vois-tu pas le danger arriver au grand galop, pourtant gros comme une montagne ?! Ne t’inquiètes-tu pas ?! Odin t’a promis de belles choses, mais ne serait-ce pas que de vaines promesses, qui se dissiperont aussitôt qu’il posera sa main sur celui qu’il ne peut enfanter avec Frigga ? » Mais quoi qu’il en fût, ces objurgations arrivèrent trop tard, et avertir la Terre ne servirait plus à changer le destin qui était maintenant le sien.

Après neuf mois où Darakan essaya tant bien que mal de trouver quelque réjouissance dans la situation de sa sœur – vainement –, le bruit courut bien vite au sujet de la naissance de celui que Jörd prénomma Thor ; ce ne fut cependant pas elle qui se présenta avec le bébé devant le peuple d’Asgard, mais nul autre que le Haut-Roi lui même, portant avec lui une terrible nouvelle : la Terre s’était enfuie et avait abandonné l’hériter du trône au Borson juste après sa naissance. Ces hypocrites paroles poignardèrent le cœur du Naglfarison avec une lame aiguë et froide ; la panique s’éprit immédiatement de ses songes, le happant pourtant sans surprise, car le dieu avait toujours grandi une méfiance à l’égard du Roi depuis ses batifolages avec Jörd et la grossesse de cette dernière, et il savait pratiquement pour sûr que le Haut-Roi n'était pas innocent dans cet incident.
Mais le Sommeil fut perdu et désemparé. Complètement englouti par un lourd vide qui s’installa dans sa poitrine et rongea tout son être, il se mit à errer d’une autre manière que celle de son habitude : il était à présent le contraire même d’amorphe, et le désespoir brûlait en lui tout le bonheur qui avait pu autrefois l’habiter. Panique et rage formèrent un goût amer sur sa langue qui cracha son venin sur le Roi, et son nouveau né qu’il maudissait uniquement pour la raison absurde qu’il existait. Darakan était déterminé à retrouver Jörd, car il était absolument certain que celle-ci n’aurait su s’en aller sans avoir prévenu son frère, ou au moins avoir fait quelque insinuation à ce sujet, ce que le Sommeil aurait sans le moindre doute immédiatement saisi.
Or, à chaque levé de soleil, il espérait revoir sa séduisante silhouette devant lui, et déposer ne serait-ce qu’un regard dans ces yeux et raviver cette complicité qui lui avait été arrachée, ou trouver le moindre indice de sa situation, mais en vain. Le temps s’écoulait comme un torrent incoercible, et le pauvre cœur du Sommeil hurlait la perte de l’amour de sa vie, de son ancre dans la réalité ; et il ne pouvait se résigner à agir contre le Père de Tous sous le coup d’une impulsion, en dépit de la rage qui l’animait à la seule pensée du roi, car il savait pertinemment qu’une telle vengeance ne mènerait pas au dénouement qu’il espérait encore vivement.
Ce fut dans un moment où ne régnait que désolation et détresse dans l’écho de ses songes qu’il voulut rendre hommage à sa sœur par une création, mais les émotions prirent le dessus sur ses fragiles idées et n’en résulta qu’un effrayant cervidé à la robe ténébreuse qui fut nommé Mara. Le Cauchemar.

Tout déconfit, Darakan eut un jour l’occasion de s’approcher de son neveu Thor, mû par non seulement la curiosité d’apercevoir les traits de son minois, mais aussi par une tension qui lui compressait les tripes et lui soufflait des pulsions malsaines à l’égard de la jeune tête blonde. Mais toutes ses idées néfastes furent très vite réduites en cendres par l’éclat de l’aura de Thor lorsque l’oncle découvrit sa petite mine innocente, immaculée, presque naïve, et surtout la ressemblance incontestable à sa mère. Il se figea, ébranlé, et s’opéra alors dans son esprit un mouvement contraire : il s’éprit aussitôt d’une tendresse imprévue pour le tout-petit, à tel point qu’il s’en voulut excessivement d’avoir été traversé par la moindre idée malsaine quant à lui. Le Naglfarison fit rapidement preuve d’une piété presque paternelle à son égard, tant sa ressemblance avec sa mère le chamboula et tant cet attachement éveilla en lui ce désir de protection familiale qu’il ne se savait pas.
À vrai dire, Darakan essaya d’orienter son neveu vers certains de ses principes qui penchaient vers la diplomatie et l’humilité, conscient par son exécration du Roi que ce ne serait pas ces préceptes que ce dernier lui enseignerait.

Mais le mal qu’avait provoqué la disparition de sa sœur ne voulut jamais réellement guérir, et Darakan se remit à errer, à regarder voler les coquecigrues de son monde chimérique ; sa misérable existence ne fut ancrée dans la réalité seulement grâce à son neveu, et à une déesse nommée Var avec qui il se permit de se livrer à une relation sibylline et versatile, parsemée de débauche et de plaisirs dans lesquels le Sommeil se noya dans l’espoir inconscient de combler le vide qui l’habitait journellement. Mais, toujours, le Naglfarison espérait – savait pertinemment – que sa sœur reviendrait un jour, c’est pourquoi il ne cessa jamais de remuer ciel et terre pour la retrouver, même s’il était conscient qu’il vagabondait inutilement dans les Neuf Mondes lorsque que même Ægir baissa les bras dans cette mission.

La disparition d’Idunn n’aida en rien Darakan à aviver l’espoir de revoir un jour sa sœur. Il ne put pas accomplir de grands exploits pour combler le manque que créait la pénurie de pommes d’éternité. En réalité, il ne fut d’aucune utilité ; il essaya toutefois de venir en aide à Thor et aux soucis dont ce dernier était accablé. Mais l’ire du Prince provoquée par ses émois amoureux et administratifs étaient à ce moment-là plus instables que toujours, si bien que le Sommeil, en s’y mêlant non sans la bonne intention qu’il lui avait toujours portée, mais en commettant une grossière erreur lorsqu’il osa se plaindre du Roi, ne fit qu’attiser l’effervescence de Thor et reçut un coup enragé de Mjölnir qui le heurta de plein fouet après que le Prince lui eut décoché son marteau dans un élan de bouillonnement venimeux. Et, comme si la douleur du coup n’avait pas suffi, le roi apparut – il n’en fallut pas moins pour que Thor se ressaisît – et fustigea le Naglfarison avant de le proscrire de la famille royale.

Mais un jour, Jörd réapparut. Mille cinq cents ans s’étaient écoulés et ne semblèrent plus qu’une mince fraction de seconde lorsque Darakan posa la première fois les yeux sur elle à ce moment-là. Un flot d’émotion l’assaillit et ses retrouvailles furent tiraillées par la confirmation de la culpabilité d’Odin dans le sort qu’avait subi la Terre.
Corollaire de mille cinq cents ans de claustration dans un monde infertile, la Terre lui parut immédiatement changée, plus froide que dans le temps, et animée par ce ressentiment nourri contre le Père de Tous, que le Sommeil portait inéluctablement avec elle, de tout son être.
Les événements postérieurs prirent rapidement une tournure endiablée ; Jörd clama la vérité sur ce qu’il lui était réellement arrivé, et voulut obtenir justice, et surtout vengeance. Darakan la suivit dans absolument tout ce qu’elle entreprit, et ne cessa jamais de l’appuyer. Cette guerre était sienne, même si elle aurait pu être évitée, ou causer moins de dégât que le ravage qu’elle créa. Dans tous les cas, cette guerre restait justifiée. Pour sa sœur, et seulement pour elle. Elle méritait amplement qu’Odin fût envoyé dans un pandémonium où il ramasserait chaque graine de misère qu’il avait semé dans son royaume. Le Naglfarison le haït encore plus lorsqu’il nia les torts qu’on lui reprochait.

Le Sommeil se rendit sur le champ de bataille, sur la Plaine de Nornheim, pour défendre les intérêts de sa sœur avec plus de vivacité qu’il n’était permis d’imaginer pour le Sommeil personnifié, mais il ne l’aperçut nullement là-bas. Il entrevit Var, de qui il ne parvint cependant pas à se rapprocher, mais ce n’est qu’après le conflit rasséréné qu’il reçut la visite marquante de Jörd. Laquelle lui expliqua quelle avait été son occupation pendant ce temps-là : tenter d’assassiner Odin. Le Sommeil, plus éveillé que jamais, sortit de ses gonds et s’insurgea contre la Terre, et d’autant plus dès le moment où il appris que Thor avait été grièvement blessé en la sauvant lors de l’affrontement. Le Naglfarison se laissa aller dans un discours presque verbeux, cinglant, et plutôt éprouvant pour lui, comme pour elle. Elle était tout bonnement la prunelle de ses yeux, il tenait à elle plus qu’à sa propre vie. Bouleversé par pléthore d’émotions, il s’abandonna à un baiser interdit, qui manifestait deux mille cinq cents ans de retenue. Et ce fut sur ces notes emplies de mélancolie qu’ils se quittèrent, Darakan choisissant de prendre ses distances de la plus belle des déités à ses yeux, sachant que la prochaine fois qu’il risquerait de la perdre causerait sa ruine.

Par la suite, Darakan voulut prendre du temps pour ne plus penser aux récents événements, pour se réconcilier avec la sombreur des songes et de son monde chimérique. Il assista néanmoins au couronnement de Thor et de sa resplendissante épouse, Sif, mais il ne daigna parler à Jörd, s’obombra dans des coins reclus, tout comme, de son côté, elle garda ses distances de lui également. Le Sommeil ne fut qu’un spectateur parmi les autres, se focalisant sur les deux principaux intéressés, et alla même jusqu’à ignorer la présence de Var, à qui il avait laissé entendre une possibilité de réconciliation, après qu’il l’eut lâchement abandonnée aussitôt que Jörd était parvenue à se défaire de sa prison.

Darakan avait besoin de temps, et ce fut ce qu’il se décida à s’accorder à présent… Cela, il le fit pour se protéger, sans nul doute. Mais il ne fait que fuir les problèmes qui se posent à lui, sans y apporter une réelle solution, en y étant tout à fait conscient. Mais ce temps lui permet de prendre du recul – ce qu’il s’est toujours dévoué à faire – par rapport à cette situation qu’il a beaucoup de peine à gérer ainsi qu’à comprendre ; mais cette fois-ci, c’est lui-même la cible de ses réflexions. Situation qui ne manque pas de le désarçonner, de le dérouter.

Le songe-creux devra se résigner à faire un choix pour son propre futur, pourvu qu’il soit assez éveillé pour ne pas dériver trop loin dans ses fantaisies insidieuses et caligineuses…