« Endors toi ma fille
Sous l’écume des vagues
Sous les récifs du sommeil
Rêvant de brouillard pâle »

Angeya chantait, tranquille et sereine sur la terrasse du grand hall. Assise à côté d’elle, j’écoutais sa voix me bercer. Nous regardions au dessus de nous la mer scintiller sous la soleil. Les vagues reflétaient des milliers d’éclats chatoyants qui fascinaient mes yeux d’enfant. Tempétueuse et d’humeur changeante, je ne trouvais la paix qu’à observer l’écume sassant et ressassant contre les rochers. Ce mouvement ancestral et immuable me rassurait. Peu admirative des choses belles comme pouvaient l’être certaines de mes ainées, comme Hrönn ou Bylgja, je ne trouvais que réellement sublime l’océan. Je ne comprenais d’ailleurs pas l’attention que portait ma cinquième aînée à ses bijoux et à ses belles parures.

Des bateaux passèrent, fendant les flots de leurs immondes coques de bois, projetant des ombres grossières sur les profondeurs. Je grimaçais, pas vraiment ravie que les hommes ne viennent gâcher le paysage. « Tomberont-ils ? » demandais-je à mon aînée. J’essayais de ne pas laisser entendre l’excitation dans ma voix. La réalité était que je voulais qu’ils tombent. J’adorais les entendre hurler lorsque l’eau les ensevelissait. Lorsque cela arrivait, j’étais alors comme hypnotisée par leurs corps sombrant doucement dans une longue valse funèbre. Et alors, lorsqu’il rendait leur dernier souffle et que la bataille faisait rage à la surface, je me sentais transportée et frissonnante. Ma soeur s’arrêta de fredonner. « Pourquoi dis-tu cela, Blódughadda ? » Je relevais la tête vers mon aînée.

Ses longs cheveux sombres étaient lâchés sur ses épaules et son visage en forme de coeur dégageait une aura maternelle. Tout son être n’était que douceur et compassion. Quelques fois, j’avais honte d’être à côté d’elle. Quelques fois, je me sentais comme un monstre. Moi, Blódughadda, la vague aux cheveux de sang, n’existant que dans le sang des mortels de Midgard. Minuscule vermisseaux sans importance dont je dépendais. J’avais besoin de leur colère pour me sentir entière. « J’aimerais qu’ils tombent. Cela m’amuserait. » Les sourcils d’Angeya se froissèrent en un pli soucieux. Elle posa sa fine main blanche sur le sommet de mon crâne. « Les hommes sont éphémères, » me dit-elle, « nous nous devons de veiller sur eux. » Je croisais mes petits bras sur ma poitrine et lui tirait ma moue. Cela la fit doucement sourire. « Et ton travail à toi est de veiller sur eux durant les batailles. » Je grimaçais. Veiller sur eux ? Comment pouvais-je veiller sur eux alors qu’ils s’entretuaient sans mon aide ? L’océan et la mer. À la fois synonyme de vie et de dévastation. Les hommes en faisaient ce qu’ils voulaient. Cependant, j’étais la seule de toutes mes soeurs à m’inquiéter de la mer lorsqu’elle se rebellait contre les ridicules insectes qu’étaient les humains. Le pouvoir était mien. Si je le souhaitais, je pouvais tous les exterminer. N’avais point le droit de m’amuser ? N’avais-je point le droit de jouer aux Nornes et à, moi aussi, décider du Destin ?

Me voyant trépigner, frustrée et exaspérée, Angeya m’attrapa doucement le bras pour m’attirer à l’intérieur du palais sous la mer. Je ne me laissais pas faire. « Attends ! Je veux voir s’ils tombent ! » Je m’accrochais à nouveau à la balustrade du balcon et guettais les drakkars passer, si lentement, si minuscules, plusieurs mètres au-dessus de nous. Je voulais entendre la mer chanter sa colère lorsqu’elle se déchainait. Je voulais entendre cette mélodie qui sonnait de façon si particulière à mon oreille. Les autres ne pouvaient pas l’écouter. Les autres ne pouvaient pas comprendre. « N’as-tu pas quelques cours de magie avec Père ? » Je grimaçais en baissant les yeux. « Je déteste la magie ! » lui répondis-je, véhémente. Je ne mentais pas. Je ne comprenais absolument rien à cet art obscure que notre géniteur chérissait tant. Malhabile et peu patiente, je finissais toujours pas abandonner en hurlant et en maudissant toutes les créatures vivant dans ce monde. En revanche, j’étais beaucoup plus à l’aise lors des entrainements martiaux en compagnie de notre Mère. Hargneuse et vicieuse, j’avais rapidement dégagé un potentiel de très bonne combattante et stratège.

Malgré tout, je chérissais les rares moments passés avec mes parents. Souvent distants et froids, l’un comme l’autre ne nous accordaient que très peu de temps hors des entrainements. Kólga m’avait murmuré, un jour, que j’étais l’étrange mélange des deux. Ce à quoi Bylgja avait rétorqué que je n’étais pas « l’étrange mélange », mais le pire mélange. Evidemment, je m’étais mise dans une colère noire. « Allons, Blódughadda, rentrons. » Je la suivis à contre-coeur, laissant derrière moi une mer bien sombre qui ne manquerait pas de me ravir de sa coeur écarlate la fois prochaine.




J’avais eu tord, plusieurs dizaines d’années auparavant. Ce n’était pas moi qui détestait la magie. Mais la magie qui me détestait. Et une nouvelle fois, j’étais là, devant le roi sous l’océan, à me dépatouiller comme une pouilleuse avec mes sorts, tous ratés. Sans exception. Honteuse et en colère, je manquais de faire exploser un pilier du palais avec une autre projection incontrôlée. Père était visiblement déçu. Ses sourcils se froncèrent et il se massa la tempe gauche. « Tu n’as pas travaillé. » Furieuse, je tapais fermement du pied. « Bien sûr que j’ai travaillé ! » m’emportais-je. « C’est simplement que je n’y arrive pas ! Et je n’y arriverai jamais ! » Je détachais bien chaque syllabe du dernier mot pour marquer mon agacement. Je pinçais les lèvres tandis que je sentis mes joues s’échauffer. « Sur un autre ton, jeune fille. »

La voix glaciale de Père me fit l’effet d’un électrochoc. Piteuse, je baissais les yeux et regardais mes pieds avec instance. Ils me parurent soudain beaucoup plus intéressant que le visage froid de mon paternel. « Je me suis entrainée avec Angeya, » marmottais-je, comme pour m’excuser. « Et je ne suis plus une petite fille, » grognais-je pour moi-même. Sans le voir, j’entendis Père se diriger vers son trône et s’asseoir. « Le résultat est tout de même là : tu es incapable de réaliser, ne serait-ce qu’un sort simple. Donc, tu ne t’es pas assez exercée. » Intérieurement, je bouillonnais. Extérieurement, j’essayais d’apparaitre aussi froide que la pierre, comme le visage de Mère. Je me trahis tout de même en tripotant mes mains recouvertes de tâches de rousseur, comme des multitudes de gouttes de sang. Je n’arrivais pas à masquer mes émotions. Il était aisé de lire sur mon visage pour comprendre ce que je ressentais. C’était surement le défaut que je détestais le plus.

Maussade, j’osais toiser Père dans les yeux. Des yeux aussi bleus que la mer, des cheveux si blonds qui semblaient blancs. Un long visage fin et anguleux. Je ne lui ressemblais en aucun point. Et plus je le regardais, plus il me semblait étranger. Une petite voix dans ma tête me rappela les rumeurs qui circulaient à notre sujet. Des racontars murmuraient qu’Aegir n’était pas mon père. Si je m’étais appliquée à les ignorer dans un premier temps, je m’étais ensuite emportée contre ces menteurs. J’étais persuadée que ce qu’ils racontaient était faux. Des affreuses calomnies sans fondement. Mais, maintenant, la graine du doute était plantée. La colère avait laissé place aux questionnements. Et si… ? Plus j’y réfléchissais et plus cela prenait du sens. Aucun trait de mon visage ne reflétait le sien. J’étais l’unique fille, parmi toutes mes soeurs, à arborer une crinière chatoyante cramoisie. Mes terribles résultats en magie n’avaient aucun égal. Mais si cela était vérifié, cela signifiait que Mère aurait été infidèle. Et cela, je ne pouvais le croire.

Je n’avais jamais osé en parler. À quiconque. Je ne me rappelais même plus comment cette histoire était parvenue à mes oreilles. Jamais je ne me sentirais le courage, ne serait-ce que d’évoquer l’idée. D’ordinaire franche et butée, je n’avais d’ordinaire aucune gêne à évoquer ce qui me troublait où me déranger. Même si cela risquait de froisser les personnes autour de moi. Or, ici, la situation était différente. « Pardonnez moi, je me retire. » Je hochais la tête alors qu’il me fit signe de la main d’y aller. Troublée, je fis volte-face. Je n’existais que dans la fureur des océans. Je ne me nourrissais que de la haine et du sang des hommes. J’étais ma mère dans sa colère, j’étais l’océan lorsqu’il tambourinait et ravageait. Mais lorsque tout s’arrêtait, que me restait-il ? Je m’endormais, confuse et faible dans la sérénité. Je n’étais ni la sagesse, ni la grâce de Père.

« Les fonds marins,
Les monstres en leur sein
Depuis les flots craints
Les gardent jalousement »

J’avais toujours été la dernière fille. La huitième vague. Or, lorsque Hefring vit le jour, je revêtais un nouveau rôle. Rôle inconnu et terrifiant. Celui d’être grande soeur. Celui d’être, peut-être, un de ses modèles. Référence qu’elle utiliserait pour grandir et s’épanouir. Comme je l’avais moi même fait avec Angeya et Kolga. Je voulais me montrer présente pour elle. Faire comme notre ainée avec nous.

Cependant, je n’étais pas Angeya. Je n’avais pas cette douceur et cette facilité à parler aux autres. Je n’avais pas cette aura rassurante. J’étais la Cruelle. Mais, lorsque je tenais notre petite soeur, je me sentais soudain béate. « Qui est la plus jolie princesse de l’océan ? » lui dis-je en la faisant sauter sur mes genoux. Elle gazouillait alors, faisant de minuscules bulles avec sa bouche. Je craignais souvent de la blesser, de l’abimer, avec mes mains brutes et mes gestes brusques. Et lorsqu’elle se mettait à pleurer, je m’en débarrassais aussi vite que possible. Je ne supportais pas ses larmes et ses pleurs incessants. Souvent, ses cris résonnaient dans tous les couloirs du palais, jusqu’à mes appartements où je devais enfouir mon visage dans mes oreillers pour ne plus l’écouter. Ceci était tout bonnement insupportable. J’avais hâte qu’elle grandisse. Qu’elle grandisse pour que je puisse lui apprendre ce que je savais. Pour qu’enfin, je lui sois utile.

Et Hefring grandit. Aimée et choyée, elle devint une jeune femme vive et courageuse. Durant son enfance, je m’étais appliquée à lui enseigner l’art du combat à l’épée et à la hache, comment tenir un bouclier, comment élaborer des stratégies. Longtemps, nous jouâmes ensemble. En revanche, je laissais à mes soeurs ainées le soin de lui apprendre à se servir de la magie. J’étais heureuse, ainsi.

Pourtant, tout ceci ne pouvait point durer. Il fallait que quelque chose ternisse ces éclats pour me replonger, plus profondément encore, dans l’ire tumultueux des océans. Je me rappelais l’annonce de la mort d’Angeya. Au début, je n’y avais pas cru. J’étais restée coite, stupidement coite. J’aurais voulu déverser des torrents de larmes et m’emporter. Hurler à m’en déchirer les poumons. À en déchirer les flots. Mais je restais muette, insensible. Je ne me reconnaissais plus. Moi, si sensible, si changeante, j’étais enfin devenue ce que j’aspirais tant à être : une coquille vide.

Toute la famille s’était murée dans le palais. Nous ne parlions plus. Isolés, seuls avec notre chagrin infini. Je ne vis pas les enfants de ma soeur bien aimée. Je ne souhaitais pas les voir. Eux, qui me rappelleraient tant leur mère. Implacable, si je ne pouvais pas me déchainer au coeur de notre demeure, je laissais l’océan crier pour moi. Au rythme des hurlements des mortels et des coups de hache, je laissais leur plaie se creuser dans l’écume et leur sang baigner mon visage. Je les laisserai me dévorer. Je les laisserai m’annihiler. Tout cela pour oublier cette immense peine qui me brouillait les tripes et me déchirait la gorge.

Je voulais rapidement passer à autre chose. Tourner la page. Je savais que la peine serait toujours là, bien présente, au creux de mon coeur. Il ne fallait simplement pas trop la remuer. La laisser exister sans la regarder trop longtemps. Au risque de sombrer à nouveau. Nous mîmes tous différents temps à nous adapter au vide qu’Angeya laissait derrière elle. Si nous fûmes tous affligés, Kolga fut probablement celle ayant le plus souffert. Et je voulais me montrer présente pour elle. Je voulais la soutenir. Je voulais tous les soutenir. Épauler ma famille. J’ignorais simplement comment.




Combattre était un art bien délicat. Autant avec les armes qu’avec les mots. Je n’étais pas une fille de mots. J’étais une fille de fer. Je ne comprenais que la violence et le sang. Aussi, lorsque les Jötuns attaquèrent Asgard, je me morfondis de ne pouvoir participer, moi aussi, aux batailles. Je me contrefichais du pourquoi ou du comment. Je voulais simplement sentir le sang bouillonner dans mes veines et bruler ma peau. Je voulais sentir l’adrénaline écarquiller mes yeux. Je voulais voir le désespoir dans les prunelles de mes ennemis. Je voulais sentir leur sang éclabousser mon visage. Mais nous étions cloitrées dans le palais, sur ordre parental.

La bataille fut trop tôt terminée à mon goût. Les mortels, sur Midgard, avaient souffert également, mais pas assez. Le temps de la reconstruction fut trop vite venu. Heureusement, une réelle guerre fut déclarée. Une guerre où je pourrais enfin m’illustrer, après avoir harcelé les mortels sur les flots, lors des raids d’été. Une guerre où, enfin, je pourrais nous venger. Moi. Ma famille. Et Angeya. « Elle est morte. Seule. Dans un monde qui n'était pas le sien. » Ce fut tout ce que Mère put dire lorsque Sif nous révéla le pot-aux-roses. Ma soeur, fille chérie et adorée, aînée aimante et honnête, avait été tuée dans une embuscade d'elfes noirs. Tout ça pour quoi ? Pour avoir souhaité révéler la vérité. Pour avoir souhaité secourir la déesse de la terre des griffes d'Odin et de ses mensonges éhontées. Le Père de Tout l'avait tuée. Pour des raisons égoïstes qui me semblaient si absurdes qu'elles me donnaient envie de vomir. Il me donnait envie de vomir.

L'océan était entré dans une colère si sombre et le ciel c'était tant déchainé que l'on aurait pu croire à la fin des mondes. Les batailles furent dévastatrices tandis que le clan de la mer, aux côtés de la déesse bafouée Jörd, exultait de colère, ayant soif de vengeance. Odin devait payer. Plus que l'habituelle plaisir que je ressentais sur les champs de bataille, l'odeur du sang attisait la haine violente qui déchirait mes tripes.

Aussi, lorsqu’appris qu’Odin laissait son trône à Thor, son rejeton blond aussi brutal qu’imprévisible, mon ire ne s'évanouit pas pour autant. À mes yeux, il n'avait pas assez payé. Il n'avait pas assez souffert.

Je restais suspicieuse devant la futur règne du Dieu du Tonnerre. Sif, la fille d’Angeya, ma nièce, était elle aussi montée sur le trône. Reine d’Asgard. Elle devrait comprendre une chose. Dans ce monde sans pitié, c’était manger ou être mangé.

« Alors que je chante doucement,
Le cygne blanc de la lune,
Et le canard sauvage de la mélodie,
Près de toi se reposent. »