Les doigts de l’enfant se resserrent autour des doigts de son frère. Petits morceaux de corps entrelacés, tout comme le sont leurs cœurs. Elle enfouit son visage dans le cou de son frère et laisse échapper un sanglot. Aussitôt, les lèvres du garçon viennent embrasser avec délicatesse le front de sa sœur. La bouche fermée, les lèves scellées, c’est dans presque un murmure qu’il fredonne une petite mélodie inventée par ses soins, leur mélodie, celle qu’il fredonne quand ils sont seuls et plus particulièrement quand elle va mal et là, elle va mal. Peur, frayeur, terreur. Elle a trop vu, trop entendu, elle voudrait oublier mais n’y parvient pas et de plus, elle sait qu’elle n’est pas censée oublier. Les images que les Dieux lui envoient, elle doit s’en imprégner, elle doit les dompter pour pouvoir ensuite les comprendre et les interpréter mais l’enfant âgée d’à peine dix ans a encore beaucoup de mal à accepter tout cela. Tellement de mal… Elle ne savait pas au début, de quoi il s’agissait. Des cauchemars, des rêves, des images en tout cas qui venaient la hanter la nuit, au milieu de ses propres songes : des visions dont elle ne connaissait pas l’origine alors. C’est quand elle a commencé à parler de certains rêves ou cauchemars que le doute est survenu : une völva ? Peut-être bien oui mais rien n’était certain car même les anciens ne pouvaient avoir la réponse : seul le temps pouvait apporter cette réponse et finalement, c’est quand une vision a surpris l’enfant alors qu’elle était éveillée que tous ont compris que Tora était bien une völva, qu’elle était le lien entre les Hommes et les Dieux, qu’elle allait recevoir des messages pour pouvoir les transmettre. C’était là son rôle mais pour l’enfant, il ne s’agissait jamais que de mots que l’on mettait sur ces images qui s’imposaient d’elles-mêmes à elle sans qu’elle ne puisse jamais le contrôler. Dieux, pont, lien, messagère, ce n’est qu’avec le temps que tous ces mots ont pris un véritable sens pour Tora et pourtant, ça n’a pas rendu les choses plus aisées pour elle. La peur est toujours là et les images, bien qu’elle ait encore du mal à les comprendre avec rapidité, bien qu’il lui faille du temps pour les interpréter, certaines lui font véritablement peur. Cette nuit, ce sont des silhouettes qu’elle a vues, des silhouettes dont le visage n’était pas net mais ces silhouettes étaient trempées et de leur bouche, c’était de l’eau qui s’échappait alors qu’elles tendaient les bras vers Tora. C’est en suffocant que l’enfant s’est réveillée car, aux images, ce sont les sensations qui se sont ajoutées au fil des mois et des années et c’est grâce à cela qu’elle parvient à distinguer ses propres songes des visions que les Dieux lui envoient. Cette nuit, c’était une vision, et parce qu’elle était terriblement effrayante, elle trouve du réconfort dans les bras de son frère jumeau. C’est toujours dans ses bras qu’elle se réfugie.

Toujours.


« Est-ce que ce sera toujours effrayant ?
- Je ne crois pas. Avec le temps, tu sauras dompter ta peur.
- Et si je n’y arrive pas ?
- Tu y arriveras, j’ai confiance en toi. »

Tora fronce les sourcils tandis que sa mère termine de tresser ses longs cheveux bouclés.

« Pourquoi ?
- Pourquoi quoi Tora ?
- Pourquoi tu as confiance en moi ? »

C’est une notion assez étrange pour la jeune fille âgée de douze ans : que sa mère ait confiance en elle… Elle ne pense pas avoir fait quoi que ce soit pour mériter cette confiance alors elle ne comprend pas. Une lanière de corde vient nouer définitivement la tresse avant que la mère de Tora ne vienne encadrer le visage de son enfant avec ses mains. Elle plonge son regard bleu dans celui de sa fille dont les prunelles sont à l’image de celles de sa mère.

« Parce que tu es la lumière Tora. Tu es notre lumière. Tu as été élue.
- Et si je n’ai pas envie d’être élue ?...
- Tu dis ça parce que tu as peur mais un jour viendra où tu seras reconnaissante d’avoir été choisie Tora et ce jour-là, tu brilleras encore plus que tu ne brilles aujourd’hui.
- Je brille ? Même avec ça ? »

Demande l'enfant en posant sa main sur celle de sa mère pour la retirer et toucher doucement la cicatrice encore rosée qui barre sa joue gauche, résultat d'une mauvaise chute, d'une lame qui n'était pas rangée. L'enfant sait qu'elle aurait pu être gravement blessée mais elle n'a pas l'impression de pouvoir briller alors que cette vilaine cicatrice gâche son visage. Sa mère vient déposer un baiser sur la dite cicatrice.

« Si tu savais à quel point… »

Un tendre baiser sur le front de l’enfant et la mère de Tora se redresse et s’éloigne, laissant l’enfant à ses interrogations intérieures. Elle baisse le visage et observe ses mains longuement, cherchant la lumière dont sa mère a parlé mais elle ne voit rien. Ce ne sera que plus tard que Tora comprendra que cette lumière ne se voit pas.

Elle se ressent.


L’attente est longue. Les cris durent depuis longtemps, très longtemps. Des heures que le travail a commencé, des heures que la mère de Tora se bat de toutes ses forces pour mettre ce nouvel enfant au monde. Son père est avec la sage-femme et Tora a voulu rester à leurs côtés et au départ elle est restée mais finalement, on lui a demandé de sortir quand il a fallu essayer d’aider le nouveau-né à sortir et dans un sens, mieux vaut que Tora n’ait pas vu cela : entendre sa mère crier lui a suffi. Elle est seule. Elle attend seule. Ses frères ne sont pas revenus du bois environnant où ils sont partis couper du bois. Elle voudrait qu’ils soient là. Elle voudrait que Tomas soit là pour pouvoir être dans ses bras, pour pouvoir se blottir contre lui tout en priant les Dieux de clémence et de douceur pour sa mère et pour ce bébé qui tarde à arriver. Les cris diminuent, ce n’est pas la première fois depuis que le travail a commencé : un moment de fatigue sans doute, avant qu’elle ne recommence à pousser, à essayer de mettre l’enfant au monde. Tora ferme les yeux, prend de profondes inspirations et tend l’oreille avec appréhension, prête à entendre les hurlements reprendre de plus belle mais les hurlements ne reprennent pas. Ils ne reprennent pas… Alors, elle rouvre les yeux et tourne le visage vers la porte d’entrée de leur maison et elle attend, le cœur battant. Si sa mère ne crie plus c’est qu’elle a mis le bébé au monde mais pourquoi ne pleure-t-il pas ? Elle devrait l’entendre au moins lui. Quelque chose ne va pas et elle n’a aucunement besoin d’une vision des Dieux en cet instant pour le savoir. La porte s’ouvre, Tora se redresse, et son père sort, le regard voilé, les épaules voutées et lorsqu’il relève son regard vers Tora, les larmes montent aux yeux de l’adolescente.

« Qui ? » elle demande simplement dans un souffle parce qu’elle sait qu’un des deux est mort. Elle ignore juste lequel, jusqu’à ce que les lèvres de son père se mettent à trembler et que qu’il ne secoue la tête. « Les deux… » elle ajoute à voix basse quand elle comprend.

Elle s’avance jusqu’à son père contre lequel elle vient se blottir. Leur étreinte est forte, à l’image de la douleur qui les étreint en cet instant. Tora ouvre les yeux et jette un regard sur sa droite et elle distingue les draps, le sang, elle distingue un petit corps à la peau bleuie que l’on enveloppe dans un drap et elle détourne finalement le regard.

« Alors ? C’est une fille ou un garçon ?
- Des jumeaux comme nous ? »

La voix des garçons fait sursauter Tora et leur père.

C’était une fille.


C’est violent. C’est douloureux. Cela lui coupe le souffle. Elle porte sa main à son cœur tandis que la douleur la déchire de l’intérieur. C’est comme si on venait de la déchirer en deux. Non, c’est comme si on venait de déchirer son âme en deux. Les larmes lui montent aux yeux, une nausée la prend et elle s’excuse auprès de son amie avant de sortir en courant de la maison. Elle a juste le temps de soulever ses cheveux au-dessus de sa nuque avant de vomir son déjeuner. Elle s’accroupit au sol et sent bientôt les mains de son amie sur ses épaules. Sa voix lui parvient mais elle ne l’entend pas vraiment, elle ne comprend pas les mots, ne sait pas les déchiffrer, comment le pourrait-elle alors que son être tout entier crie de l’intérieur à l’horreur ? Il est mort, elle le sait. Il est parti se battre, avec les autres, pour repousser l’invasion Jötun et elle est restée en retrait, comme on lui a dit de le faire. Elle est restée cachée pour éviter qu’il ne lui arrive quelque chose parce qu’avant d’être une femme de ce peuple, elle est une völva et elle doit vivre, elle doit continuer à faire le lien alors il est parti avec Morten et leur père. Ils sont partis tous les trois et lui, il vient de mourir. C’est ce lien entre eux qui le lui dit, ce lien qui est là depuis leur naissance, qui est inexplicable mais pas moins incroyablement fort, ce lien qui vient de se briser de façon brutale. C’est tout son monde qui s’écroule et, au-delà de la douleur de l’avoir perdu lui, l’horreur la fige sur place : et son père ? Et Morten ? Est-ce qu’eux aussi ont péri ? Elle ne parvient à articuler que quelques mots presque incompréhensibles même si finalement son amie comprend que Tora pense que Tomas est mort mais en fait elle ne le pense pas : elle le sait. L’attente est longue après ça. Elle est assise, son amie à côté d’elle, les larmes ne cessent de couler à tel point que ses paupières sont gonflées puis, après ce qui lui a semblé une éternité, elle voit leurs silhouettes. Une partie d’elle est soulagée de voir son père et Morten debout, de les voir marcher et s’avancer vers elle-même si son père semble traîner la jambe gauche, blessé sans doute. Elle se redresse doucement et vient à leur rencontre. Elle pourrait les voir eux, voir leurs visages ravagés par les blessures et la douleur mais elle ne voit que lui, qui est dans les bras de Morten. Elle ne voit que son visage tuméfié, ensanglanté et quand elle se retrouve juste à côté de lui, c’est une main tremblante qu’elle vient poser sur sa joue. Elle le reconnaît… Derrière le sang et les coups, il est bien là. Enfin, c’est son corps qui est là parce que lui… Il est parti et personne jamais ne le fera revenir.

Et elle n’a rien vu venir.


« Je te demande pardon.
- Pardon de quoi ?...
- D’avoir échoué, de t’avoir abandonné…
- Tu ne m’as pas abandonné et si tu as échoué… Ce n’est pas de ta faute Tora… Tu le sais… Tu le sais que c’est hors de notre contrôle. On ne choisit pas… On ne choisit… Jamais… »

Une quinte de toux reprend le père de Tora et elle essuie avec délicatesse le filet de sang qui coule de sa bouche. Elle a tout fait pour le soigner, tout, mais rien n’a fonctionné. Il est tombé malade, elle a usé de toutes les herbes et plantes qu’elle savait utiles, elle a prié encore et encore mais les Dieux sont restés sourds cette fois encore et son père va mourir. Là, maintenant, il va mourir et elle ne peut rien alors elle sent inutile, impuissante, faible…

« Morten… Il va veiller sur toi…
- Il doit veiller sur sa famille.
- Tu en fais partie…
- Je m’en sortirai toute seule.
-Tora…
- Oui, d’accord. Je l’écouterai. »

Des mots, rien que des mots. Elle sait que Morten sera occupé ailleurs même s’il essaiera et dans le fond, elle ne voudra pas de son aide. Elle voudra se débrouiller seule. Son père vient poser ses mains tremblantes sur les joues de Tora et elle est soudain plongée des années et des années en arrière, quand sa mère avait eu le même geste envers elle. Si les larmes lui montent aux yeux, elle parvient à être assez forte pour ne pas s’effondrer et pleurer.

« Tora…
- Oui ?
- Il ne faut pas… Que tu laisses tout ça assombrir ton âme… »

Tora se raidit, sa mâchoire se crispe.

« Je sais ce que tu as perdu et je sais que tu as mal… Et aujourd’hui… Aujourd’hui tu vas encore avoir mal mais… Il ne faut pas que tu perdes ta lumière… Tora…
- Mais là où il y a de lumière, il y a forcément de l’ombre…
- Tu dois combattre l’ombre… Tu ne dois pas la laisser l’emporter, d’accord ?... »

Un silence.

« D’accord ?... »

Pas de réponse, juste un sourire de la part de Tora tandis qu'un souffle s'échappe de la bouche de son père.

La vie, une fois plus, s’enfuit.


Où est la lumière ? A-t-elle été entièrement dévorée par l’ombre comme le craignait son père ? Elle l’ignore mais elle persiste et signe : là où il y a de lumière, il y a forcément de l’ombre. Elle vit mais plus vraiment. En partie seulement. L’autre partie est morte en même temps que Tomas. Morten, lui, fait ce qu’il peut. Il essaye d’être présent pour sa petite sœur mais elle a tendance à le repousser et lui, il en vient à croire qu’elle ne l’aime pas, il en vient à croire qu’elle aurait préféré que lui ne survive pas et que Tomas survive à sa place. Elle le laisse croire parce qu’il vaut mieux s’éloigner car la mort frappe sans prévenir, comme un serpent venimeux. Les Dieux ? Elle ne se demande où ils sont puisqu’elle le sait mais que font-ils ? Que faisaient-ils quand les Jötuns ont envahi la terre des Hommes et que tant ont péri ? Et que Tomas a péri ? Que faisaient-ils quand elle essayait de soigner son père, en vain ? Que faisaient-ils ? Pourquoi n’ont-ils envoyé aucun message ? Elle les lit maintenant, mieux que jamais. Elle voit, elle sait, elle comprend alors pourquoi ne pas l’avoir mise sur la voie ? Pourquoi ne pas l’avoir aidée à sauver ceux qui lui étaient si chers ? Aucune réponse. Ils sont muets. Ils sont muets et semblent vouloir le rester alors elle, elle a décidé de rester sourde. Bien sûr, son rôle, elle continue de le prendre au sérieux et si une chose qui doit être connue des autres s’impose à elle, elle en fera part. Le reste par contre… Ce qui peut la concerner elle, elle l’ignore tout simplement. Il est une chose qui revient régulièrement, une image, et une sensation de douce chaleur avec cette image, une sensation de bonheur qu’elle balaye sans y prêter davantage attention. Elle pourrait essayer de comprendre mais s’y refuse car cette douce chaleur est associée au bonheur mais pourquoi donc s’attacher à un bonheur qui, de toutes les façons, lui sera arraché sans qu’on lui permette de réellement le protéger ? Alors, cette hache, ces mains posées dessus, et cette sensation plus qu’agréable, elle tente de l’oublier.

Elle oublie.

Très jolie fiche, j'ai beaucoup aimé J'ai hâte d'enfin voir une völva jouée

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