Je suis tout et son contraire. Je suis le bien et le mal. Je suis celle qui bénit et qui maudit. Je suis celle que l'on aime et que l'on craint. Mon existence est tout entière vouée à en aider certains et à en condamner d'autres. Or, je n'étais guère née pour faire le mal, même si tout me prédestinait à cette double vie que j’exècre.
Mes parents sont Hrafn, dieu des souhaits et Yngvildr, une Vane parmi tant d'autres. Avec une telle ascendance, n'importe qui aurait affirmé que je serai sans doute chanceuse et heureuse dans la vie. Et je l'ai sûrement été lorsque je n'étais qu'une enfant, mais plus les années passent plus je me perds dans les profonds abysses de mon âme tourmentée. Cela n'aurait pas été si ma chère et tendre mère n'avait pas été si heureuse à l'idée d'avoir enfin une fille. Si je n'étais pas le premier enfant de mes parents, je demeurais leur première fille et cela allait me coûter. Yngvildr, dont la joie était telle qu'elle utilisa ses pouvoirs pour le bien des dieux et des Hommes durant sa grossesse, pria mon père de réaliser son souhait le plus cher. Mes parents s'aimaient et il fut donc impossible à Hrafn de ne pas exaucer le voeux que lui avait formulé ma mère. Or, si elle désirait seulement mon bonheur, le souhait qu'elle fit ne se réalisa pas exactement de la manière dont elle l'aurait voulu.
Ma venue au monde lui fut douloureuse. Bien plus que celles de mes frères. Mais l'horreur qui la prit lorsqu'elle me vit pour la première lui fit encore bien plus de mal. Elle ne s'attendait pas à ce qu'elle avait désiré si fort, soit au final si laid. Yngvildr avait souhaité que je répande la joie autour de moi et que je sois utile et bonne envers les autres. Ce souhait se réalisa. Or, Hrafn avait changé le destin que me réservaient les Nornes et cela fut marqué sur mon visage. Ce dernier fut scindé par une large cicatrice qui remontait jusque derrière mon crâne. Mon côté droit respirait la joie de vivre tandis que mon côté gauche semblait, maigre, affaiblie, soucieux. J'étais d'un joli blond, presque roux d'un côté et de l'autre, ma chevelure était aussi noire que les ailes d'un corbeau. Longtemps, on me considéra comme un monstre.
Très vite, je commençais à vouloir à tout prix protéger les gens qui m'entouraient et pour qui j'avais de l'affection. Je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour qu'il ne leur arrive rien de fâcheux. Ce désir ardent de veiller sur autrui me permit d'apparaître aux yeux de tous comme la personnification des bénédictions. Mais plus j'aidais ceux qui m'étaient chers, plus la partie malade de mon corps d'enfant se dégradait. Certes, je ne pouvais pas mourir, mais je m'affaiblissais de jour en jour, cette autre moitié de moi souffrant du bonheur que je répandais.
Je vécus ainsi pendant deux cents ans, vivante d'une part et mourante de l'autre. Or, un beau jour, mon père décida de réparer l'erreur qu'il avait commise. Il rendit visite au Père de tout pour lui demander l'autorisation de questionner les Nornes sur ce qu'aurait été mon destin s'il ne l'avait pas bousculé en exauçant le souhait de ma mère. Odin lui accorda cette requête. Nous quittâmes alors le village où j'avais grandi et que je n'avais presque jamais quitté dans le Vanaheim pour rendre visite aux Nornes vivant sous Yggdrasil, l'arbre monde. Mon destin avait été changé et Hrafn, dieu des Souhaits allait faire en sorte que la vie qui m'avait été volée me revienne. Lorsque je rencontrais les Nornes, elles m'apprirent l'origine de cette part de moi si faible. Maudite, oui je l'étais. Elles avaient prévu pour moi des choses bien plus sombres que je n'aurais imaginé lors de ma naissance et ce destin avait été compromis. Cette part de moi qui mourrait à petit feu était en réalité l'incarnation même de la déesse que j'aurais dû être. Ma gentillesse légendaire ne faisait pas partie de leurs plans. J'avais été vouée au mal et si je continuais d'exercer cette protection sur les gens qui m'entouraient, ma vie se résumerait à un enfer perpétuel. Sans attendre, mon père et moi retournâmes à Asgard afin de mander l'aide de Frigga, puissante magicienne.
Le sortilège qu'elle utilisa ne me changea pas exactement comme je l'avais imaginé. Il fut long et douloureux, mais au final, j'étais toujours la même qu’auparavant. Certes je n'avais plus cette affreuse balafre qui traversait mon visage et tout mon être respirait à présent la joie de vivre, mais la magie a toujours un prix et Skygge « mon ombre » vint au monde.

Voilà plus de deux cents ans qu'Elle restait dans l'ombre de la Première. Elle mourait à petit feu depuis près de deux décennies. Tous les jours Elle avait dû supporter l’écœurante compassion et la générosité morbide de sa moitié. Son esprit avait été fait prisonnier et seule la Première avait pu décider pour elles deux. Or, à présent, s'en était terminé de cette piteuse mascarade. Elle était trop longtemps restée muette et Elle était bien décidée à changer les choses. Après tout, n'était-Elle pas la personne qu'aurait dû être la Première si leur idiot de père Hrafn n'avait pas sottement décidé de tout détruire en changeant une destinée qui n'était pas sienne ? Elle l'avait maudit durant deux siècles. Deux siècles de torture. Mais maintenant tout avait changé. Maintenant, Elle était vivante.
La Grande Frigga était-elle au courant de ce qui allait advenir de cette part sombre de la Première ? Elle ne le savait pas et préférait se dire que non. Cette option lui paraissait beaucoup plus plaisante que de se dire que tout ce qui allait suivre avait été prévu. Elle aimait les surprises et en particulier les mauvaises. Elle s'en délectait. Une forte sensation de puissance la prenait à chaque fois qu'Elle était la protagoniste de l'une d'elles.
La Première n'était qu'une tromperie. Elle, était la véritable Eydís, Celle pour qui le bonheur des autres importait peu. Celle qu'Eydís aurait été si ces fâcheux événements ne s'étaient pas passés … Et voilà qu'Elle renaissait pour la seconde fois en deux cents ans. Personne n'avait même osé imaginer son existence et c'est à la surprise de tous qu'Elle apparut pour la première fois à peine une semaine après le sortilège de Frigga. Qu'est-ce que sept petits jours pour des dieux ? À peine un millième de seconde pour un être humain. Ses cheveux noirs et sa mine blafarde avaient étonné la plupart des dieux, eux qui avaient toujours vu Eydís pleine de vitalité. Ils plaignirent la pauvre petite tandis qu'Elle se réjouissait de la voir à son tour silencieuse. Ils ne tardèrent pas à la surnommer Skygge, « l'ombre ». Ce n'était bien entendu qu'une tromperie, car celle qu'ils considéraient tous comme la véritable Eydís n'était en fait qu'une pâle copie d'Elle.
Contrairement à la Première, Elle ne désirait guère protéger les gens ou même les dieux dans leurs entreprises. La gentillesse ne faisait guère partie d'Elle et Elle était l'inverse total de sa douce moitié. Elle haïssait les autres, pester contre eux et s'amuser à leur jouer des mauvais tours. Elle se fit bien vite beaucoup d'ennemis au Vanaheim et à Asgard, sauf parmi les plus viles. Elle était un véritable enfer pour quiconque la côtoyait. Cruelle, fourbe faire du mal aux autres étaient son lot quotidien et cela lui plaisait. Or, malgré cette apparente méchanceté, se cachait toujours Eydís, la Première, celle qu'on ne pouvait s'empêcher d'aimer tant elle était douce, attentionnée et généreuse envers les autres. Dans chaque part de mal, il réside une part de bien et Eydís était la personnification même de ceci.
Or, la Première demeurait encore silencieuse et pour le bien de tout le monde, on décida de L'envoyer dans les terres les plus profondes du Vanaheim. Ainsi, elle ne blesserait plus personne. Mais ils étaient bien fous de croire cela.

Combien de siècles passais-je enfermée, muette, dans mon propre corps tandis que Skygge s'amusait à répandre le malheur et la douleur autour d'elle ? Ces interminables années me parurent durer une éternité et je commençais à croire que j'étais définitivement condamnée à errer dans les sombres recoins de l'esprit dérangé de Skygge. Pour le bien de tout le monde, les dieux finirent par l’exilée dans les terres les plus profondes du Vanaheim, là où elle ne pouvait atteindre personne. Or, cela ne l'arrêta pas pour autant. Skygge était plus déterminée que jamais à continuer son œuvre et moi, je tentais désespérément de l'arrêter. Après tout, nous étions peut-être radicalement différentes, mais nous possédions toujours le même corps. Bien vite la déesse des bénédictions devins la déesse des malédictions, à mon plus grand regret.
Cependant, un beau jour, tout changea. Alors que je restais persuadée après plus de huit cents ans d'enfermement je ne parviendrais plus à reprendre le contrôle sur Skygge, la prière d'un humain me parvint. Il était si véhément dans ses mots, si implorant dans sa demande que je ne pus que supplier « mon ombre » -qui n'avait plus rien d'une ombre- d'accéder à sa requête. Je m'attendais bien évidemment à un refus, comme elle l'avait fait tant de fois, préférant laisser les hommes dans leur misère. Or, une petite part de Skygge fut touchée, attendrie par cet homme qui ne demandait que notre protection. Et c'est à ce court instant que je pus retrouver la place qui était mienne. Je ne compris guère au début ce qui se passait, mais j'avais retrouvé mon corps et je pouvais dès à présent, grâce aux runes, aider ce pauvre homme. Skygge ne put émettre d'objection, car au plus profond de son être avide de maux terrestres, elle ressentit de la compassion. C'est ainsi que je compris comment fonctionnait notre lien extraordinaire. S'il m'arrivait, même une seule seconde, d'être contrariée, énervée ou vexée, Skygge reprendrait le dessus et sèmerait la zizanie jusqu'à ce qu'à son tour, elle ressente de la pitié voire de la compassion pour que je reprenne ma place à nouveau. Un cercle vicieux que je m’évertuais à ne pas provoquer. Je décidais donc de rester loin de ma famille, loin de Vanaheim, loin d'Asgard, loin de tout. Ma vie se résumait à vivre paisiblement, à bénir certaines personnes et à en maudire d'autres. En effet, je ne pouvais me résoudre à ne pas écouter Skygge. Ma nature généreuse m'obligeait à accéder à certaines de ces demandes et lorsqu'elle me criait de maudire telle ou telle personne, je ne pouvais que le faire.
Cette vie calme et paisible me satisfaisait. Personne ne pouvait venir me déranger et ainsi Skygge ne pouvait guère reprendre le dessus. Certes, je rendis quelquefois visite aux Asgardiens pour leur expliquer ma position délicate. Je ne fus pas punit de braver l'exil, car j'étais Eydís la Douce et non Skygge la Mauvaise. Ils m'acceptèrent, mais furent assez distants à mon égard comme je l'étais envers eux. Je retrouvais également ma famille dans le Vanaheim pour ma plus grande joie.
J'aurais tant aimer que cette tranquillité apparente dure encore bien des siècles, mais voilà, ce ne fut pas le cas. Les dieux se disent meilleurs que les humains, mais leurs guerres étaient tout aussi inutiles. Alors lorsqu'un conflit personnel éclata entre Vanaheim, Alfheim et Jörd à Odin et Asgard, je ne pus retenir Skygge. Cette dernière fit des ravages dans les différents camps, libérant les forces qu'elle avait gardé enfouie durant plus de huit siècles. Pour la première fois de me vie, je devais avouer que mon avis était similaire à celui de ma moitié et que j'aurais bien maudit à tout jamais les protagonistes si les runes étaient du même avis que moi. Or, je dus ravaler cette colère et user de biens d’efforts pour enfermer à nouveau Skygge.
Mais des temps troublés arrivent sur les neufs royaumes et je sais que l'abdication d'Odin pour Thor sera le début d'une nouvelle ère. Bonne ou mauvaise, seules les Nornes le savent. Cependant je compte bien bénir le règne du dieu du Tonerre pour que tout se passe au mieux.
Mais on ne change pas son destin, et cela je le sais mieux que personne.