Il est bien ambivalent de naître seule fille dans une famille de frères. Depuis le berceau, j’ai toujours été entourée de l’amour des miens, comme un joyau précieux qu’il faudrait admirer pour sa rareté, comme une créature fragile qu’il convient de dorloter pour en tirer un sourire. Parmi mon bataillon de frères, j’ai eu un bel exemple de tout ce que des jeux d’enfant peuvent avoir de brutal ou d’agité. Ils veillaient sur moi toutefois ; mais je ne pouvais pas partager leurs activités un peu trop chaotiques à mon goût. J’ai donc appris à garder pour moi les agitations de mon âme, les questions et les doutes, les angoisses et les chagrins - je n’avais pas de soeur susceptible de partager tout cela, et ma mère - ma mère, je l’adorais, émerveillée par sa présence, son charisme, sa prestance, et l’autorité tranquille qui émanait d’elle. Je suis restée longtemps dans ses jupes, effrayée un peu par cette troupe de frères casse-cou. Puis j’ai grandi - et la curiosité m’a entraînée à leur suite. Je n’avais toujours pas de soeur avec laquelle partager tout cela, mais mes frères ont fait de mon enfance une aventure trépidante, tumultueuse et effrénée, me poussant à m’aventurer aux limites de ma sécurité pour découvrir sans cesse ce qui se cachait derrière.

Et j’ai commencé à raconter. L’histoire de ma famille, bien sûr - de Frigga, cette mère solide, forte, puissante, autour de laquelle tous les miens avaient construit leur vie, et qui était le fondement de mon existence et le modèle auquel j’aspirais, sans avoir la certitude de pouvoir un jour l’atteindre. Je me racontais sa vie de reine, le poids des responsabilités, ses accomplissements, et je me baignais dans l’aura subtile émanant de chacun de ses gestes. Ma mère. Mère. Je n’imagine pas un jour être mère à mon tour, et devenir pour mes enfants le pilier qu’elle a été pour mes frères et moi. Qui lui arriverait à la cheville ? Elle est sûrement la plus remarquable de tous ; car ses exploits, domestiques ou discrets, dans les couloirs du palais ou la couche de Père, ne seront jamais chantés, et pourtant - pourtant, ils méritent d’être légendaires. Ah, Mère… Je ne sais comment vous rendre ce que vous me donnez. Je n’ai pas de soeur - mais l’âge adulte m’a permis de trouver en vous la présence féminine dont j’avais besoin, même si je ne vous dis pas tout. Je ne vous ai jamais parlé de mes émois à l’orée de l’âge adulte, de mes doutes à présent d’Asgard se déchire. Je n’ai jamais voulu vous charger de mes tourments, mais alléger les vôtres. Comment donc vous livrer mes inquiétudes sur le couronnement de mon frère doré, comment vous avouer que Loki et son âme torturée me manquent ? Comment vous dire que la fille des souverains d’Asgard n’est pas certaine d’être à la place qui lui revient… ? Comment vous dire, oh Mère, que je suis convaincue de chacune de vos histoires, que je chante chacune de vos légendes avec tout mon coeur, mais que ma propre histoire me semble trompeuse et traîtresse ? Ne suis-je pas, après tout, simplement qu’une tisseuse de poèmes, capable de leurrer l’univers entier et elle-même sur sa propre vérité ? Mère… Ne suis-je pas qu’un poids, déguisé aux yeux de tous, et aux siens propres ? Quel poids est le mien dans ce temps de conflits, quelle est mon utilité, quand je déforme les détails, ici et là, pour préserver ce qui nous reste d’unité ? Comment en suis-je venue à mentir, Mère, comment en suis-je venue à enjoliver les histoires, pourquoi ai-je commencé à embellir les faits ? Ah, Mère. Je ne vous mérite pas.

Mon père, ah - un roi. Un vrai roi, tout de force et de détermination, qui m’a appris le respect et l’admiration. Mon père, c’était le modèle de mon enfance, le prestige dans le nom que je porte ! Un père occupé, absorbé par le poids de ses responsabilités, mais un père aimant, me laissant libre de découvrir le monde, et de décider ce que je désirais faire de la vie qu’il avait contribué à me donner. Un père protecteur, vigilant. Un père que j’aime de tout mon être. Un père qui a su voir en moi mon amour des mots, et qui a fait de moi la déesse des contes, des légendes, et de la poésie - ah, Père, mon amour des mots, c’est de vous qu’il me vient. De ces années de mon enfance, passées à vous voir revenir entre deux conflits, à vous écouter raconter les hauts-faits de votre entourage et de vos armées. Père, si j’ai aimé raconter, si j’ai appris à manier les mots, c’est grâce à vous. Savez-vous que chaque histoire que je tisse porte, inscrite en elle, la marque de votre héritage en filigrane ? Je suis la fille de ma mère, c’est vrai, sa seule descendante - mais Père, c’est votre âme qui a inspiré la mienne. Savez-vous combien je m’en veux, de n’avoir pas été pour vous un atout plus conséquent, à l’instar de mes frères ? Combien je déplore de ne pas pouvoir vous dire que j’ai bafoué le titre que vous m’avez donné, et qui compte plus que tout à mes yeux ? Combien je me torture d’avoir trompé votre confiance en usant de mon prestige pour établir des légendes, là où seuls les conflits auraient pu fleurir sinon ? Père, oh, Père - je suis indigne de vous.

Je redoute de ne pas être à la hauteur des attentes de mon frère couronné. Thor, Prince Doré de mon enfance, tornade d’affection et de tendresse, toi qui fut comme un second père pour moi dans mes jeunes années, je crains de ne pas savoir être la soeur dont tu as besoin. Ta fratrie a déjà failli une fois en la personne de Loki. J’ai peur d’être la seconde à te faire défaut. Je ne te trahirai pas - ça non, jamais ! Je suis une princesse d’Asgard en dépit de tout mais - mais voilà, mon frère, je suis faible. Délicate, empreinte de douceur et de fragilité, et tu ne pourrais compter sur moi si le monde venait à s’effondrer. Je me réchauffe dans ton aura, je prospère dans ta lumière, tant que j’aurai tes légendes à chanter… J’ai grandi en t’admirant de loin, cavalant dans les couloirs du palais pour te suivre entre deux conseils, entre deux tempêtes, entre deux exploits, nourrie du récit de tes accomplissements. Mère m’a donné sa conscience du rôle d’une femme de la famille royale, Père m’a transmis son amour du langage et de la parole ; et toi, mon frère, toi Thor, couronné de Lumière, tu m’as donné des exploits à raconter. Quelle tristesse, que les années en passant se soient accumulées en nous séparant. Toi, la tempête, brutal et impulsif, tourbillon de gloire et de violence, ah - et moi si faible, si fragile, tellement inutile, dans les couloirs dorés de ce palais résonnant de ta splendeur. Tu mas manqué, grand frère - tu m’as manqué, et je crains qu’il ne soit trop tard pour le rattraper. Te voilà roi désormais, et je sais que tu comptes sur moi - mais je ne sais plus qui tu es, Thor, et je crois bien que toi, tu ne sais pas quelle femme au juste je suis devenue. Comment sommes-nous devenus des étrangers… ?

Tyr - ô, Tyr, quelle chance immense me fut donnée de t’avoir pour frère. Quel que soit le moment où mes pieds d’enfant m’amenaient devant la porte de tes appartements, tu trouvais le temps de me recevoir, de m’écouter. De toi, je garde le souvenir de bras autour de mes épaules quand j’avais peur, d’une épaule sur laquelle poser ma tête, de l’attention dans ton regard lorsque je te racontais les histoires nées de mon imagination fertile. Tu m’as toujours encouragée à lâcher la bride de mon esprit, et c’est grâce à toi qu’il cavale aujourd’hui avec tant de liberté. Tu es peut-être le seul à savoir que j’enjolive, parfois même que je détourne, et même que je déforme - et tu ne m’en as jamais fait reproche. Tu te doutes peut-être du tumulte d’incertitude qui tourbillonne en moi lorsque je songe au cruel sort de Loki, au mal qu’il nous a fait… Et au mal qui le ronge, lui, malgré l’amour que nous lui avons donné. Est-ce que, toi aussi, tu as la sensation de n’avoir pas su lui apporter ce dont il avait besoin ? Est-ce que, toi aussi, lorsque tu te réveilles la nuit en sursaut pour me trouver à ta porte et que tu me serres contre toi pour me réconforter, tu te demandes où nous avons échoué ? Tu m’as appris la générosité, toi le premier stratège, toi le prince de la guerre - ô, mon frère, tu m’as appris que l’on pouvait être fort dans la faiblesse. Je me rappelle de mon adolescence, lorsque je me perchais sur tes genoux, les bras autour de ton cou, pour te raconter à l’oreille la nouvelle épopée que j’avais imaginée. De ton sourire, lorsque tu m’accompagnais sur Midgard dans mes explorations, bien plus tard, pour recueillir de nouvelle matière à légende, de nouveaux noms à révéler. Tu étais là la première fois que j’y ai posé pied, tu as ri devant l’émerveillement qui envahissait mes traits, devant les larmes qui dévalaient mes joues. Tu connais chaque ressort de mon coeur, chaque rouage de mon esprit, tu sais combien ce qui se passe m’affecte. Tu m’as ouverte au monde, tu m’as appris à voir la beauté dans toutes les choses. Est-ce grâce à toi que je vois encore en Loki le frère un peu tourmenté que j’aimais pourtant tellement fort, jadis ? Je sais que tu t’inquiètes pour moi, autant que je voudrais te soulager de tes fardeaux. J’aimerais juste que tu persécutes un peu moins chacun des Asgardiens qui m’approchent, surtout lorsqu’ils ne manifestent aucune envie de demander ma main. Mon frère, j’ai grandi, tu le sais bien - aide-moi à me construire un meilleur lendemain…

Bragi ! Tu es un autre de mes frères, un jumeau presque, tant nos esprits s’accordent. Moi aux contes, toi à la poésie - nous sommes l’un et l’autre deux visages d’une même médaille, et nous avons le même devoir aujourd’hui : conforter les habitants d’Asgard dans la tranquillité. Quoi qu’il doive nous en coûter. Tu es orgueilleux, je suis vaniteuse ; nos réactions parfois un peu susceptibles nous permettent de nous comprendre. Nous n’avons jamais parlé de ce devoir qui pèse sur nous, nous contentant de le remplir de concert, liés par notre enfance passée dans l’amour des ouvrages et du rythme du langage. Je me sens coupable, mon frère : je ne t’ai pas parlé des remords qui me rongent, à force d’abuser de la confiance que les habitants d’Asgard ont en leur princesse conteuse pour les convaincre d’une vérité biaisée. Comment les rassurer lorsque je ne suis pas moi-même totalement convaincue ? Je vous aime tant, tous. Nos parents, étincelants et remarquables ; notre frère Thor, ce nouveau roi couronné de gloire ; Tyr et toi ; tous les autres. Même Loki qui a balafré mon coeur ; oui, même lui.

Je vous aime tous. J’ai grandi auprès de vous, poétesse, conteuse faiseuse de légendes à la langue d’or - universellement aimée. Mais voilà mon trouble, ô mes aimé, voilà mon combat : cette femme que vous aimez, ce n’est plus vraiment moi. Je suis fatiguée de prétendre pour rassurer, j’ai mal de ce sang qui coule, de cette mort qui hurle ; et j’ai peur, ô Nornes implacables, peur du noir destin qui pourrait vous attendre tous. Je suis une Princesse qui ne sait plus vraiment où est sa place - une Déesse qui ne sait plus vraiment vers où aller. J’ai besoin d’aide, et je n’oserai jamais vous l’avouer. Allez, voix cruelles qui murmurez dans ma tête, laissez-le hurler, ce choeur railleur de mon désespoir - laissez-le chanter le piège dans lequel Saga s’est elle-même enfermée...