Les souvenirs de mon enfance brillent encore dans ma mémoire comme des flammes chaleureuses, parfois voilées de nuances plus sombres. Quelques images m’apparaissent parfois de ce paradis perdu où le bébé se croit unique aux yeux de sa mère, douce naïveté si tendre. Les bras de Frigga ne m’appartenaient pourtant pas et il me fut plusieurs années pour le comprendre, pour ouvrir ma conscience à la cruelle réalité. Mes frères aînés, Thor et Loki, avaient plus de valeur à ses yeux que ma modeste personne, moi le cinquième enfant de la fratrie, et par la suite, Balder rejoignit les élus de ses fils pour qui allaient sa préférence. Voilà sans doute ce qui fut la première déception de ma jeune vie où je fus contraint de faire le deuil de cet amour maternel que je ne recevrais jamais. Néanmoins, je n’étais pas malheureux et me résignai rapidement à cet état de fait. Mon père, Odin, celui qu’on nomme le Père des Âges, suscitait mon admiration sincère. Cependant, son inaccessibilité me le rendait si lointain que jamais je ne réussi à nouer de lien profond avec lui. J’en éprouvai moins d’amertume que de l’indifférence de ma mère, cependant. N’ayant jamais rien connu d’autre que ce détachement de la part de mes parents, je profitais simplement des multiples avantages de ma condition de prince et ils étaient nombreux, bien plus que les étoiles dans le ciel. J’étais un privilégié et j’en avais pleinement conscience.

Si ma jeunesse fut parcourue de mille éclats de rire et de joie, je les dois pour la plupart à mon valeureux frère Hermód, le seul parmi mes frères dont je me sente réellement proche et dont la compagnie m’inspire des bouffées d’allégresse. Enfant, mon frère ainé pouvait compter sur ma présence à chacun de ses pas, toujours enthousiaste de le suivre dans ses idées farfelues et ses facéties qui m’enchantaient. Nous ne nous quittions que rarement, toujours prêts à nous amuser ensemble, grandissant main dans la main sans que jamais rien ne nous sépare. Les voyages qu’il me permit de faire au travers des mondes nourrirent mon esprit et mon âme. Les expériences riches en découvertes que je fis en sa compagnie, contribuèrent à forger l’homme que je suis devenu aujourd’hui. Un esthète, un poète, un amateur d’art et de culture. Mes rêveries m’emportent parfois bien loin et parfois j’imagine que les runes ont été gravées sur ma langue dès ma naissance, en un signe du destin. Est-ce chose possible ? Je pense que oui. Car d’aussi loin que je me souvienne, le maniement des mots pour exprimer la beauté du monde et des émotions m’a toujours fait vibrer. Jeune homme, je me passionnais pour les arts et en particulier pour la poésie. Je demandai donc à Odin, mon père, de me nommer Dieu de cet art et lorsque mon vœu fut exhaussé, le bonheur qui m’envahit me confirma la justesse de mon choix. Mon rêve le plus intense serait de réussir à partager ma passion avec les hommes et de transmettre ainsi un peu plus de beauté au sein des mondes.

Máni, le compteur d’années, martyr du loup, fut également une figure importante de ma jeunesse, qui m’accompagna jusqu’à l’âge adulte. Cet ancien Dieu assista à ma naissance et de tout temps je fus bercé par sa présence volatile et bienveillante. Ensemble, nous pûmes nourrir l’un l’autre notre faim de culture, profiter de conversations douces au cœur et agréables pour l’âme et nous lier d’une manière très profonde. L’élégie est inspirante autant que troublante et je ne cesserai de me sentir attiré par ce qui ressort de ce dieu, en émotions pures. Máni me touchera toujours et la lune que nous avons en commun par son caractère changeant nous rapproche encore et encore. Le pessimisme de cet être pusillanime me bouleverse sincèrement et je n’ai de cesse de l’entourer de ma compréhension et de mon amitié.

Les siècles passant, je me liais de plus en plus à ma jeune sœur Saga, déesse des contes et des légendes. Sa douceur et sa sensibilité naturelles me touchaient et nos tempéraments calmes nous réunissaient dans des ambiances agréables et méditatives. Ainsi, nous aimions plus que tout lire et nous cultiver, partageant nos connaissances et nos idées, discutant ainsi des heures durant sans jamais nous lasser de débattre. Elle était bavarde, j’étais extraverti et nous adorions sortir ensemble de par le monde, dans l’idée de rassembler le peuple en leur contant les légendes des neuf royaumes. Mon ouverture d’esprit associée à la patience de Saga nous permettaient d’entrer en contact avec les humains et ainsi de conserver une union, des plus importantes en temps de guerre, afin d’aider le peuple à positiver en dépit de tout. Nous étions devenu si proches du peuple que nous étions désormais leurs conteurs préférés et nous ne nous lassions pas de les sentir vibrer sous nos récits. Les temps étaient donc parfaits pour moi, je me sentais béni, auréolé par la chance de profiter d’une indépendance qui me permettait de profiter des avantages de ma condition sans jamais devoir en craindre les inconvénients. Les choses changèrent cependant…

Mon père, Odin, le sage, celui qu’on nomme également le terrible, me fit une demande que je ne pus refuser. Jamais il ne m’avait demandé quoique ce soit et j’imaginais naïvement pouvoir poursuivre cette vie indépendante, comme je l’avais toujours fait. Il m’ordonna d’épouser Idunn, la fille de Freyja, car le roi et son amie souhaitaient unir leurs familles une seconde fois à travers leurs enfants. Il s’agissait donc d’un mariage de raison, sans amour, une obligation de pénétrer dans une prison dans le seul but de respecter les amitiés entre les royaumes. J’étais, moi, le sacrifié. Alors que mes frères ainés, les préférés de mes parents, avaient eu la chance de choisir leurs épouses, la mienne m’était imposée. Je ne pouvais croire en cette injustice, alors que le mariage chez les dieux représentait une union si importante, due à leur éternité. La polygamie m’étant interdite, j’étais donc condamné, je me voyais interdit à vie d’une union romantique, basée sur mon choix personnel, sur la passion que j’aurais pu éprouver pour une personne du beau sexe. Jamais je ne pourrai faire communier mon âme avec mes écrits, pour composer des odes à l’amour de ma vie. Jamais je ne pourrai sentir mon cœur vibrer lors d’une union fusionnelle avec un autre cœur, qui battrait contre le mien. Cette sentence était bien la pire qu’on pouvait m’infliger, alors que je pensais avoir réussi à faire le deuil de l’indifférence de mes parents à mon égard et à profiter de ma position discrète pour au moins faire ce que je désirais. Non, cela m’était interdit et cette injustice m’atteignit profondément, dans une douleur intense que je ne parviens pas à dépasser encore aujourd’hui. Ma seule consolation fut de n’avoir pas encore nourri de sentiment amoureux envers qui que ce soit, ainsi ne fus-je pas contraint d’abandonner une femme que j’aimais au profit de cette union imposée. Ne dit-on pas qu’un dieu au cœur brisé est plus dangereux que n'importe quelle créature, et que sa rage mêlée à sa peine pourrait détruire l'Arbre Monde ? Pauvre cœur.

La cérémonie de notre mariage fut somptueuse, à l’image d’Asgard et de ses fastes. Cependant, l’émotion ne faisait pas partie des invités d’honneur et je me contentai d’un visage lisse et posé. Les années passèrent et bien que mon épouse soit tout à fait belle et charmante, je me tins résolument à l’écart de sa présence, demeurant secret et lointain, sans jamais discuter de manière profonde avec elle, sans jamais même consommer notre union. Simples frères et sœurs étions nous, unis par les liens de l'anneau, les liens choisis par nos parents. Aujourd'hui, nous ne sommes donc encore que deux étrangers, en dépit du temps passant. Ma nature profonde n’est pas celle d’un homme mauvais, ni violent et je n'avoue aucune haine vis à vis de ma pauvre épouse, qui n'est probablement qu'une victime tout comme moi. La distance nous sépare et je ne fais rien contre cela car je n'en éprouve pas la moindre envie. Toutefois, j’ai craint sincèrement pour sa vie, m’inquiétant comme tout le monde de sa disparition. Je fus d’ailleurs l’un des premiers à accourir à son secours, la délivrant de son emprisonnement sans hésiter un seul instant à plonger dans la bataille. Nous étions là, tous, avec mes frères, tous unis pour nous liguer contre nos ennemis redoutables. Il est si cruel de constater que les combats rapprochent davantage les hommes que la paix, car ma loyauté pour Asgard n’a jamais volé aussi haut qu’en ces temps de crise. Mais nos retrouvailles ne m’ont pas rapproché de ma blonde et pâle épouse que je ne ressens toujours pas autrement que comme une contrainte. Une injustice. Une privation de liberté d’aimer. Que faire contre cela ? Je n'ai pas envie d'y songer.