« Je ne comprends pas. »
Le typhon grondait au-dessus des crocs givrés dont les pics chatouillaient la voûte de Jötunheim. La foudre s’éclatait contre les reflets de centaines de colonnes pétrifiés, alors que la princesse des glaces dévisageait l’imposante silhouette avec le plus grand des désarrois. Le colosse ne se condescendait même pas à se retourner vers sa progéniture, scrutant et roulant entre ses doigts les monticules d’or dont il avait hérité à la mort d’Ölvaldi. Cette richesse, disait-on, surpassait même celle des Ases. « Tu iras à Asgard, et vivras parmi les Ases, » résonna la voix de Thiazi comme un tremblement secouant le royaume tout entier. La Jötun secoua la tête, osa approcher le géant de quelques pas incertains. « Votre fille ? Chez les Asgardiens ? Certainement, vous devez vous moquer de moi, Père. Quelles sont ces sottises ? » Skadi n’entendait plus la colère de Thor au-dessus d’elle, dévisageant ce père qui lui commandait d’aller vivre par-delà du Bifröst, dans ces terres qu’elle considérait depuis toujours ennemies, ces terres qui lui étaient inconnues. Lorsque la dernière once d’or caressa la paume du Jötun, il se redressa d’une lenteur inquiétante, abandonnant son trésor et s’avança vers son héritière. Pendant une parcelle d’éternité, il scruta cet être qu’il avait modelé, forgé et préparé pendant trois millénaires. Dans ces orbes analogues aux siennes, il pouvait lire une détresse et une incompréhension qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’observer jusqu’à lors. Thiazi finit, cependant, par s’avancer vers la falaise en se détournant de sa fille. « Tu ne seras plus une Jötun, mais une Ase. Une Asgardienne. Il te faudra renoncer à toutes tes origines, et servir Odin ainsi que la reine Frigga. Tu ne seras plus ma fille, tu seras une fille d’Asgard. » - « Je ne serai jamais… » Et le colosse fit volte-face, administra un coup si puissant que la Jötun fut projetée au bas de la montagne rocheuse, où elle s’écroula péniblement. Davantage heurtée que blessée, Skadi se redressa difficilement tandis que l’ombre dangereuse de son ascendant portait sur sa fragile silhouette. « Tu disposes de trois jours pour quitter ces terres. Trois jours, ou j’enverrai Fáfnir lui-même pour te traquer. » L’écho de la sentence se répercuta cent fois dans la tempête rugissante. Le matin suivant, il n’y avait plus trace de l’existence de Skadi à Jötunheim.

À perte de vue s’étendaient les gîtes aux revêtements d’or, contre lequel s’écrasaient les rayons d’un crépuscule naissant. Devant la cité s’étendait la longue passerelle flottante qui aboutissait sur la silhouette lointaine du Bifröst, portal vers les huit autres. Drapée d’or comme le voulait la coutume Asgardienne à laquelle elle se conformait désormais, Skadi profitait des derniers soupirs du jour sur son nouveau royaume. La jeune Ase devait bien l’avouer ; il y avait une grandeur et une altesse incomparable au royaume du Père de tout. Elle doutait qu’un jour elle puisse s’accoutumer à tant de splendeur et d’opulence. Cependant, la nouvelle déesse ne pouvait que se languir du charme brut et sauvage de son royaume natal ; Jötunheim était resté quasiment inchangé en trois millénaires, et sa progéniture regrettait amèrement ses hauts pics glacés qui narguaient la voûte céleste. Ici, à Asgard, l’avarice et la volupté des bâtiments semblaient avoir dompté chaque parcelle sauvage, ce qui n’était pas pour plaire à Skadi. Néanmoins, la divinité n’aurait d’autres choix que de s’y faire ; cette cité était désormais la sienne, et il lui faudrait apprendre à l’aimer.

« N’est-ce pas la Jötun dont tous parlent ? » -« Ma foi, c’est qu’elle a rapidement pris ses aises… » La concernée n’esquiva qu’un sourire en commissure de lèvres, tandis qu’une paire de fidèles de Frigga passait leur chemin en murmurant. Elle s’y était préparée, aux commérages, aux regards soupçonneux et aux paroles venimeuses. Après tout, elle-même n’aurait eu de belles paroles si un Asgardien avait franchi les portes de Jötunheim pour venir s’y installer. Skadi soupira profondément, tentant d’ignorer le peu de sympathie qu’elle avait de la part des Ases. « Tout va bien, ma Dame ? » Sur son flanc gauche, accoudé à la balustrade venait d’apparaître son mari, un air fugacement inquiet déformant ses traits. La déesse ne répondit pas immédiatement, étudiant l’homme qu’elle avait pris pour époux quelques jours seulement auparavant. Ils ne s’étaient à peine vu, ni même parlé depuis l’heureux événement, si bien que Skadi n’avait jamais réellement pris le temps de l’observer.

Grand de taille, la silhouette svelte et élancée, Njörd s’habituait au train de vie Asgardien avec une aisance déconcertante. Le Vane portait sa chevelure sombre nouée contre sa nuque, et portant d’amples vêtements aux couleurs de mer ainsi qu’aux broderies argenté. La divinité des Mers était certes d’un physique diablement séduisant ; dommage, cependant, que Skadi et lui-même n’ait absolument rien en commun, si ce n’est celui de ne savoir comment se comporter en présence de l’autre. D’un geste incertain, Njörd saisit la paume de sa femme, contemplant l’anneau d’argent qui scintillait à son annulaire. « À l’instant, j’ai cru entendre de mauvais propos à votre égard…Cela ne vous dérange-t-il pas davantage ? » L’épouse finit par lui sourire doucement, retournant à sa contemplation de la capitale. « Oh, ne vous en faites pas pour moi, » le rassura-t-elle en dégageant discrètement sa main, mal à l’aise. « Je n’ai que faire des bavardages issus de ma personne. Les Asgardiens me donnent bien plus d’attention que ce qu’ils devraient. S’ils avaient un tant soit peu de jugeote, il me laisserait disparaître dans la mémoire de tous, ni plus ni moins qu’un fantôme de la cité. Au contraire, ils préfèrent faire de moi la star de toutes les discussions à travers le royaume, et me haïssent pour cela par la suite. Ironique, n’est-ce pas ? » Au final, Skadi n’avait que faire de toute l’attention portée sur elle. Les ragots ne disparaîtraient jamais complètement, et elle devrait en user à son avantage plutôt que de s’en faire une carapace infranchissable. Son mari soupira longuement, visiblement inapte à avoir une discussion intime avec sa propre femme. « Je dois me rendre à Vanaheim pour régler quelques affaires d’ordre personnelles, » confessa-t-il en scrutant l’horizon en direction du Bifröst. « Ne préfériez-vous pas m’accompagner, à défaut de rester ici, seule, au milieu de tous ces commérages ? » Skadi savait qu’il lui faudrait tôt ou tard visiter la patrie de son époux. Cependant, elle commençait à peine à découvrir Asgard, et préférait laisser Vanaheim aux mains de Njörd pour le moment. Elle secoua donc poliment la tête, faisant cascader ses boucles blondes sur ses épaules. « Merci, mais j’attendrai votre retour ici. Faites bon voyage, » dit-elle simplement d’un hochement de tête, et elle s’engouffra dans les entrailles du palais.

« La déesse Idunn a été enlevé. » - « Ces maudits Jötuns… » - « Les pommes… Qu’arrivera-t-il des pommes ? » - « Odin trouvera une solution. » - « On devrait tous les exterminer. » - « Des Jötuns ? Sur Midgard !? » - « Les fils d’Odin ont été envoyé au front. » - « Asgard est sans défense. » - « Il faut les arrêter ! ¸» - « Loki, ce satané traître… » - « Thor, Thor a sauvé Idunn! » - « Enfin. Enfin, c’est terminé. » - « Qu’arrivera-t-il de Loki ? Une telle traîtrise… » - « La mort, il aurait mérité la mort! » -« Farbautisson. Enfin, voilà le nom qu’il mérite. » - « Jeté sur Midgard ? Ah ! Un Dieu qui est contraint de vivre parmi les mortels, quelle parfaite pénitence ! » - « Des Jötuns parmi les Ases, ça ne devrait pas être autorisé. » - « Skadi… Skadi n’est-elle pas fille de Jötunheim ? » - « Elle est sans royaume, sans famille. Elle ne sera jamais une menace. »

Ainsi donc, Asgard avait triomphé de l’invasion de Jötunheim. C’en était fini de la menace des géants des glaces. Les Asgardiens allaient se reconstruire malgré les lourdes pertes. Et elle ? Allait-elle suivre au pas tous ces dieux dans une guérison rocambolesque, à clamer cette cité inviolable et ses citoyens, de marbres devant l’adversité ? Devrait-elle plutôt s’exiler dans ses quartiers, pleurer la chute de sa défunte famille, son héritage volé en éclats ? Jötunheim, ces contrées sauvages, ces divines montagnes et ces trésors de glaces, privées de son peuple. Que devait-elle faire ? Dégainer les armes de la vengeance ? Finir l’œuvre que son père et les siens avaient commencée ? Non. Asgard était sa patrie depuis deux millénaires, Jötunheim n’était plus qu’une décadence de souvenirs dans son esprit. Et pourtant, elle ne pouvait joindre les Ases et les Vanes dans leur deuil et leur réjouissance, puisque la peine qu’elle portait ne pouvait être partagée parmi ses confrères et consœurs. Skadi n’approuvait pas la guerre que la démence de ses ascendants avait déclenchée. La déesse était une Ase depuis trop longtemps maintenant pour ressasser de vieilles histoires de haine et de vengeance. Les Jötuns s’étaient engagés dans un conflit qu’ils avaient perdu, voilà tout. Son père, Thiazi, avait été exécuté pour l’enlèvement d’Idunn, et Loki envoyé en exil sur Midgard. Justice n’avait-elle pas été rendue ? Mais alors pourquoi, pourquoi cela sonnait-il aussi faux ?

Impuissante, les vases et les ouvrages volèrent dans un éclat violent tandis que la déesse tentait d’expulser le désespoir qui lui rongeait les veines. C’est à cet instant précis qu’apparut Njörd, pétrifié sur le seuil de ses appartements alors que sa femme lui offrait un spectacle qu’il n’avait jamais vu jusqu’à lors. Elle qui, le peu de temps qu’il avait passé en sa présence, était toujours d’un calme olympien, d’une bonne humeur éternellement inquiétante. Son épouse se tenait là, au centre d’une pièce saccagée, le visage déformé par la rage et la peine qui la consumait. Il ne lui fallut que quelques secondes pour réduire à néant la distance qui les séparait, mais il ne put se résoudre à la prendre dans ses bras ; elle qui, depuis toujours, instaurait entre eux une distance froide, presque maladive. « Ma dame, je vous en prie ; cessez de vous torturer avec tout cela. Cette histoire est chose du passé, nous devons tous nous reconstruire. » Skadi n’osait le regarder. Elle ne lui demanderait pas de comprendre, elle savait que c’était futile. Il ne lui servirait à rien de s’écraser en sanglots aux pieds de Njörd. Il ne lui servait à rien de se justifier devant cet homme. Inspirant profondément, il posa sa paume sur l’épaule frêle de sa femme, le regard invitant. « Venez avec moi à Vanaheim. Nous nous retirerons du monde, le temps qu’il vous faudra pour faire votre deuil. Mieux vaut que les Asgardiens ne soient pas témoin de votre peine. » Et alors, tout dérapa.

Njörd n’eut pas besoin que sa femme n’arrache sa main de sa carrure ; il eut l’impression de recevoir une décharge électrique venant de Thor lui-même. Les prunelles incendiaires, Skadi s’avança dangereusement, tandis que son époux perdait rapidement du terrain. Paumes en l’air, il tenta de calmer la tension qu’il avait déclenchée, en vain. « Asgard tout entière peut être témoin de ma peine. Qu’elle me répugne, me dévisage, me renie comme elle a renié son prince, je n’en ai cure. Mais que les Neufs en soient témoin, je ne vous suivrai point, ni à Vanaheim ni nulle part ailleurs. » Njörd su dès lors que toute tentative de raisonner sa belle serait vaine, et il assista, impuissant, les fondations de leur mariage s’effondrer lamentablement. « Vous n’avez de mari que le titre, et je ne quête ni votre support, ni votre compassion. Maintenant, laissez-moi seul. » Il hésita quelques instants, partagé entre le désir de s’enfuir et de lui venir en aide. Une hésitation de trop. « ALLEZ-VOUS-EN. » Fermant les yeux avec douleur, il disparut subitement, abandonnant cette femme, cette étrangère, à ses propres démons