Les marins louent avant chaque traversée l’océan et sa clémence. Ils prient pour voguer sur des eaux bienveillantes et espèrent un retour auprès des leurs. Dans ces prières, ils ne se confient qu’à un seul Dieu. Aegir. Le juste et le protecteur. Le visage de l’océan. Sa force, aussi bien puissante que menaçante, le rend avenant et parfois maléfique aux yeux des mortels. Loué pour son calme, Aegir incarne tout ce que les flots ont de rassurants. Il n’en reste pas moins un homme, dicté par ses passions et ses tourments et dont l’humeur peut être aussi changeante que le cours du vent. Si Ràn porte le doux visage du déchainement des flots, Aegir se montre parfois aussi menaçant que son épouse. Prenant alors les traits d’une tempête assassine, on dit que les marins et les navires qui ne survivent pas au déchainement des éléments se perdent dans le fond des mers, et se retrouvent prisonniers des mâchoires d’Aegir le cruel.

Il se murmure encore qu’il est le fils du géant Fornjót. Ces petites brises n’atteignent cependant jamais les oreilles du Dieu et cette affiliation tend à se perdre dans les vagues du temps. De sa mère, nul mot ne court. Il en ignore l’identité, et le mystère qui entoure sa naissance et ses origines se perdent dans sa mémoire. Ce qu’il fut avant de devenir Aegir l’Océan importe peu. Seule la valeur de ce qu’il est aujourd’hui trouve une quelconque importance à ses yeux. Fils des Ases, Aegir a été élevé par eux, et on lui confia bien assez tôt le cours des flots. Aussi impétueux que l’élément qui est le sien, Aegir n’a pas toujours été cet être de droiture, tel qu’on peut le connaître aujourd’hui. Le premier millénaire de sa vie a été jalonné de tempêtes et de frasques. Certaines sans conséquences et d’autres emplies de chagrin et de deuil. Sa magie l’a conduit à la décadence, poussant le dieu dans les affres d’une noirceur qui ronge encore son cœur. Enchaîner dans un seul être toutes les nuances du caractère fougueux des flots était une lourde erreur. Et dans sa démesure, Aegir n’en devint que plus puissant. Midgard a oublié, qu’avant de devenir le Juste et le Protecteur, Aegir a aussi porté le masque de la cruauté et de l’injustice. Qu’avant d’user de sa magie pour apaiser les flots, et les colères de son épouse, il a été le créateur de bien des tempêtes. Né bien avant l’édification d’Asgard, Aegir a assisté à la naissance de cette imposante cité. Trouvant sa place aux côtés d’Odin et des Asgardiens quand il n’était alors qu’un simple étranger. On offrit au Dieu des océans un palais dans lequel il déploya toute sa grandeur et sa décadence. Son goût immodéré pour la beauté des choses, les arts et les festins. Si Aegir est un être doté d’une prestance naturelle et d’un raffinement ostentatoire, il est aussi un redoutable guerrier. Si avec les années il a appris à manier la magie jusqu’à son plus haut degré, le maniement des armes et les tactiques militaires n’ont que peu de secrets pour lui. Il a apprécié la ferveur des combats durant ses jeunes années. Gorgeant ses veines d’un sang nouveau, alimentant la part sombre qui niche en son sein. Il n’a jamais mené une vie de parjure, ses talents de guerrier lui ont attiré le respect de ses homologues et ainsi ont forgé sa réputation.

Mais c’est dans les notes de musique qui se mêlent à celles plus sourdes de coupes qui s’entrechoquent que la vie d’Aegir l’Insoumis va prendre un tout autre cours. Le martèlement des métaux précieux lui rappellent celui des armes. Et s’il se complait à se perdre dans le luxe et les belles choses, à apposer sur ses lèvres fines un sourire de circonstance, l’écho d’un champ de bataille ravive les battements de son cœur. Aegir, l’hôte des Dieux. Ce n’est qu’un énième festin à apposer sur la liste de ceux qu’il a déjà donné en l’honneur des Ases. Une énième réception dont les échos vont résonner avec force dans les couloirs de son palais jusqu’aux premières lueurs du jour. C’est au milieu des rires gras et des conversations tonitruantes qu’Aegir, noble et digne au cœur de la déchéance régnant dans sa grande salle, pose son regard cristallin sur Ràn. On lui prête de nombreuses liaisons, un appétit vorace pour les joies d’étreintes doucereuses passées en plaisante compagnie. Facétie ou réalité, le principal intéressé n’a jamais cherché à désavouer ou à consentir. Ràn la tempétueuse, il s’en est épris dès le premier instant. Englouti sous les flots rugissant d’une passion destructrice, les différences qui auraient dû les séparer, n’ont servi qu’à renforcer cette dévotion dévorante. Elles les ont rendu complémentaires, et font de ce couple un symbole de puissance et de droiture. Ràn en est le roc, Aegir en est les flots qui la protègent. De cette union, l’Océan devint le père de neuf filles. Des vagues aussi sublimes et imprévisibles que leur mère. Ses années de déraison coulèrent derrière lui, apposant sur ses traits de fer toute la sagesse qui est sienne à présent. Et comblant dans son cœur le plus imposant des vides avec une tendresse et une joie sans limites.

Il est pourtant des douleurs que même le flot des années ne parvient pas à apaiser. Dans la mémoire de l’Océan perdure le chant d’une vague. Le calme ressac de flots qui se brisent contre son cœur et qui se perdent dans l’écume d’un sourire. Il a aimé Ràn dès le premier instant, de cet amour intense que seuls les Dieux sont amenés à connaître. De l’union des embruns et de l’écume naquit une première vague. Angeya. Les souvenirs perdurent, les sensations le hantent encore. Dans les flots sombres et agités de sa mémoire, l’Océan se souvient. De cette infinie tendresse venue noyer son cœur à l’instant même où il prit son enfant pour la première fois dans ses bras. De cette touchante gaucherie dont il fit preuve, désarçonné par tant de fragilité, quand lui n’était que force et puissance. Ce jour-là, et pendant les semaines qui suivirent, la houle fut d’un calme impétueux. Conduisant les mortels vers des cieux inconnus sans leur offrir l’inconfort d’une quelconque tempête. La petite vague se fondait dans l’Océan. En prenait les traits de caractère pour se changer en une étendue limpide et d’un calme cristallin. Aegir aime toutes ses filles, chacune du plus profond de son être. Sans concession. Mais Angeya reste sa lumière au cœur de la tempête. L’éclat dans son regard et la tendresse derrière ses sourires fanés et fatigués. L’amour que porte un père à ses enfants ne connait nulle limite, et Asgard et Midgard réunis sont bien trop frêles pour le contenir tout entier.

L’Océan se souvient et rien n’efface sa peine. Ce jour sombre s’obstine à étendre son ombre assassine au-dessus de l’existence du dieu. Et les siècles qui se sont écoulés depuis n’ont en rien atténué la plaie qui barre son cœur. Dans les déchirements sourds d’une tempête, se cachent ceux encore plus silencieux d’Aegir. La douleur qu’il a éprouvé le jour où lui fut enlevée sa petite vague ne peut être décrite avec de simples mots. Il a senti, dans les cavernes sombres de son cœur qu’une de ses vagues venait de lui être ôté. La douleur qui lui cisailla le corps et l’esprit à cet instant tragique lui parut irréelle. Venue d’un autre temps, et portée par un murmure funeste qu’il refusa d’entendre. Cette étrange douleur qui lui déchira la poitrine ne fut qu’un simple éclair. Une vague qui s’écrase durement contre les récifs avant de reculer à nouveau. Le deuil, pour un mortel est une bien lourde épreuve à endurer. Pourtant la mortalité rend le chagrin éphémère, elle panse les plaies avec plus d’application et se presse d’endiguer le flot de peine. Pour un immortel, la réalité en est toute autre. Si Ràn s’est enfermée dans les hurlements de la tempête, Aegir, lui s’est enfermé dans le silence. Brisé jusque dans les tréfonds de son âme, l’Océan tourne alors le dos à son existence pour s’enliser dans une douloureuse solitude. Il est resté sourd aux lamentations des hommes, à leurs suppliques l’implorant d’apaiser les flots quand d’ordinaire il s’enorgueillait de les entendre prononcer son nom avec ferveur. Il a laissé sa femme et ses filles manifester tout leur chagrin sur la surface abîmée de la terre. Aegir le Brisé, submergé par une peine plus puissante que n’importe quel typhon. Ce n’est qu’un souffle, une simple brise venue agiter l’argent de sa longue chevelure qui sortit Aegir de sa douloureuse torpeur. Une prière implorante, lancée aux flots déchaînés par une petite fille, inquiète pour la vie de son père et de son équipage. Les larmes sèches du père meurtri s’effacèrent dans un seul battement de cils, et d’un geste impérieux de la main, l’Océan ordonne. Il scelle sa douleur à celle des flots, et insuffle à cette rage commandée par une volonté autre que la sienne un nouveau visage. Déchaînées et assassines, les vagues s’apaisent alors. Retournent se perdre dans les ressacs d’une houle aussi calme et scintillante que pouvait l’être Angeya. Trop de sang avait été versé, trop d’existences brisées par le deuil d’une famille déchirée par la perte de leur premier enfant.

Pendant des siècles, le nom d’Angeya fut banni de la bouche d’Aegir. Il a endigué sa peine derrière l’oubli, l’a enfermé dans le silence. La douleur n’en fut que plus destructrice lorsque l’ombre entourant la mort de sa première fille vint à être dissiper. Aegir le Vengeur. Son sens du discernement a été englouti sous un torrent d’amertume et de colère. Les flots se sont déchainés, les vents éventrant les cieux pour que la voûte grise vienne se fondre avec celles des mers. La fidélité du Dieu des océans est une chose précieuse. Elle s’acquiert difficilement mais une fois cela fait, rien ne peut dénouer ce lien précieux. Rien hormis le parjure. Si les années ont rendu Aegir beaucoup moins expansif avec sa famille, que l’on y porte préjudice et que le sang de la mer souille la terre, sont des raisons suffisantes pour qu’il ignore ses serments et se fonde dans la trahison. Aegir le Sage est aussi un être aux passions extrêmes et intenses. Odin le traître se devait d’être anéanti. La vengeance lui laisse malgré tout un arrière-goût bien amer sur la langue. Le tumulte des vagues s’est tu, mais Aegir n’est pas apaisé. Ce sentiment destructeur de profonde colère continu de venir se briser contre les rivages de son cœur.