Le feu rougissant de ses cheveux contrastait avec la tristesse de son regard. La richesse dorée de sa robe apparaissait comme une injure à se visage poupin renfermé. Une enfant errant seule dans les jardins, pourtant si beaux, du palais doré d’Asgard. Petit fantôme triste au milieu des roses et des lilas. Nanna était une petite déesse morne et mélancolique. Transparente. Elle ne s’en formalisait pourtant pas. Si jamais un sourire n’avait fleuri sur son visage, il n’en restait pas moins bien présent dans sa tête et dans son cœur. Si un masque de glace figeait ses traits, tout son être irradiait intérieurement. C’était simplement que personne ne lui avait appris à être heureuse. Manifester sa joie lui était difficile, voire impossible. Alors, elle grandissait dans l’ombre, comme une fleur sans soleil.
Parfois, on lui disait qu’elle avait la beauté de sa mère, la déesse Freyja. À cela, elle n’avait jamais voulu y croire. Que des racontards. Et Nanna n’aimait pas les mensonges. La cheftaine des Valkyries était une guerrière. Une femme forte et indépendante. Une femme faite pour diriger, suscitant partout admiration et affection. Rien à voir avoir sa timide et discrète benjamine qui n’osait jamais ouvrir la bouche. La fillette avait consciente d’être une déception pour sa mère. Elle qui attendait tant du fruit de ses entrailles. Elle devait être bien mécontente du caractère timoré et passif de sa petite dernière. Une vraie brindille sans fougue, roseau prêt à se ployer puis se briser à la moindre bise.
Alors qu’elle cheminait tranquillement sur les chemins dallés, entourés de buissons et d’arbres fruitiers parfaitement taillés, Nanna savait que malgré tout, elle n’en voulait pas à sa mère. Après tout, elle avait déjà Idunn. Cette sœur aînée choyée et en proie à tous les compliments possibles et imaginables de la déesse de la l’amour. La petite rouquine était simplement arrivée trop tard. Tant pis. Du haut de ses quelques dizaines d’années, elle se disait simplement qu’il lui fallait continuer d’essayer, faire de son mieux, pour de pas faire plus honte à sa génitrice. Quant à son père, elle ne l’avait jamais connu. Si elle éprouvait quelque fois un manque inexplicable, elle n’en était pas malheureuse.
Au détour d’un massif, à l’ombre des arbres, la silhouette gracieuse de Sigyn se détachait. Tranquille, assise à une table blanche comme la neige, elle attendait patiemment l’arrivée de sa jeune sœur.
Lorsqu’elle l’aperçut, une léger sourire étira ses traits et elle l’invita à la rejoindre. C’était une bonne habitude entre elles, s’asseoir ici et profiter de la quiétude des lieux. Dès la naissance de Nanna, la déesse de la fidélité s’était immédiatement portée garante pour l’éducation de sa cadette face au désintérêt de leur mère qui n’avait d’yeux que pour son aînée. Présente comme une mère, Sigyn était tout pour la petite déesse. Sœur, amie, soutient indéfectible et camarade de jeux bien qu’elle soit mille ans plus âgée.
_Voudrais-tu manger quelque chose ? lui demanda-t-elle doucement.
Je peux demander à un des cuisiniers de nous amener quelque chose. Nanna se rendit compte que les jardins grouillaient de monde, en réalité. Isolée dans sa bulle, elle n’avait pas remarqué les groupes d’Ases et d’Asgardiens entourés de valets bondissant entre les massifs, les bras chargés de mets en tout genre.
_Merci, mais je n’ai pas très faim…Laconique, comme à son habitude.
_Ce n’est pas une question de faim, mais de gourmandise. Tu es sûre que tu ne veux rien ? Nanna osa un sourire.
_Une part de gâteau alors. N’importe lequel. La petite déesse ne comprenait toujours pas pourquoi sa sœur et sa mère ne s’entendaient pas. Evidemment, elles étaient différentes, mais elle se plaisait à croire qu’elles étaient également complémentaire. Sigyn lui avait appris que le courant n’était jamais vraiment passé. Et qu’il passait encore moins depuis son mariage avec Loki.
Le gâteau commandé et posé sur la table, la fillette mangea posément et avec les bonnes manières qu’on lui avait enseignées.
_C'est une belle journée n'est ce pas ? Alors chasse moi vite cette tristesse et offre moi un joli sourire, demande doucement sa soeur.
Elle redressa la tête, interloquée.
_Mais je ne suis pas triste. C’est juste que je ne sais pas comment être joyeuse. Fataliste, la petite déesse n’en était pourtant pas malheureuse. Elle ne pleurait que très rarement et uniquement pour de très bonnes raisons.
_Tu es si jolie quand tu souris, pourtant… Nanna termina sa part de gâteau et s’essuya proprement les mains.
_Je te promets d’essayer. *
_Oh aller ! Ne te traine pas comme ça ! Nanna commençait à s’impatienter. Elle attendait Edda, une Asgardienne, depuis une éternité et celle-ci ne semblait pas prête à montrer le bout de son nez. La tisserande tapait furieusement du pied.
_Ça fait trois heures que tu essayes cette robe ! Sors donc que l’on puisse t’admirer ! Un grognement sourd provint du fond de la boutique.
_Mais je suis hideuse là-dedans ! se plaignit-elle.
L’ouvrière râla.
Enfin, la boudeuse sortit. Et en effet, elle n’était pas à son avantage. On aurait dit un saumon à moitié cuit enroulé dans de la soie.
_Hé bien, hé bien, je ne dirais pas que tu es hideuse, mais… disons… pas vraiment à ton avantage ? Nanna ne put contenir son rire plus longtemps. La petite fille mélancolique avait laissé place à une déesse joyeuse et souriante en un claquement doigt. Ayant suivi les conseils de sa sœur et un travail sur elle-même, la cadette de Freyja avait étonné tout son entourage, les laissant perplexes devant ce changement si soudain de personnalité.
_Ne te moque pas ! J’en étais sûre, je retourne me changer ! Entre deux hoquets, Nanna s’excusa platement auprès de la tisserande, peu encline à entendre des gausseries sur son travail.
Edda rhabillée normalement, les deux jeunes filles sortirent de l’atelier. Leur journée passée sur les marchés d’Asgard à profiter du soleil leur avait plutôt réussi jusqu’à maintenant. Les rues étaient pleines de vie, des poètes déclamaient des vers contre quelques pièces, des chanteurs s’égosillaient pour enchanter les foules et les marchands proposaient des produits tous plus chatoyants les uns que les autres. Nanna avait appris à aimer ces ambiances festives, à sortir de l’ombre pour elle aussi scintiller dans la lumière. Joviale et toujours de bonne humeur, elle se sentait enfin égale à elle-même. Tout ceci lui avait valu le statut de Déesse de la Joie dont elle n’était pas peu fière.
Soudain, les passants se scindèrent de part et d’autre de la ruelle. On faisait des courbettes et on baissait la tête en signe de respect. Intriguée, Nanna se hissa sur la pointe des pieds et aperçut l’objet de toutes ces attentions. Le Prince Balder accompagné de son frère, le prince Hermód. Le dernier fils de la reine était réputé pour être les plus beau des dieux et les rumeurs s’avéraient véridiques. Grand et élancé, il avait un visage tout à fait charmant. Il se dégageait de lui une aura rassurante et bienveillante qui aurait mis en confiance le plus terrible et le plus sanguinaire des monstres. C’était la première fois que Nanna le voyait.
Celui-ci tourna la tête vers elle et la jeune déesse se sentit soudain d’une bêtise sidérale à le dévisager de la sorte. Mortifiée et rouge de honte, elle replongea dans la foule en baissant la tête. Les deux princes continuèrent leur chemin sans demander leur reste.
_Il t’a regardé, Nanna ! Il t’a regardé ! Les chuchotements enchantés d’Edda la firent frissonner. Secouant la tête pour retourner sur la terre ferme, elle sifflait entre ses dents :
_Pas du tout ! Il jetait juste un regard comme ça. _N’importe quoi ! Je l’ai vu, je l’ai vu ! claironna-t-elle.
Gênée, la jeune déesse ne pus s’empêcher de lâcher un léger rire.
_Si tu le dis, Edda ! Je te crois, mais c’est simplement pour te faire plaisir. Il n’empêchait que le soir même, alors qu’elle coiffait sa longue chevelure de feu avec application, elle repensait au regard de Balder sur elle et elle se mit à sourire, comme une jeune adolescente en fleur.
_Nanna, tu es tout bonnement ridicule, souffla-t-elle à son reflet.
*
Nanna n’y croyait tout simplement pas.
Elle était là, parée de ses plus beaux habits, de ses plus beaux bijoux, coiffée et apprêtée par les meilleurs domestiques d’Asgard, prête à épouser le dernier fils d’Odin. Balder. La déesse de la Joie n’avait jamais semblé aussi radieuse.
Tout avait été pensé, préparé au millimètre. Le palais doré était décoré pour la grande occasion et toutes les salles étaient en ébullition, fourmillaient de cris, de rires et d’ordres. Les cuisiniers s’affairaient aux cuisines, les valets courraient comme des cheveux fougueux pour préparer leurs maîtres et leurs maîtresses, les domestiques préparaient des tables si longues que l’on avait du mal à en apercevoir le bout. Des montagnes de victuailles s’écroulaient sur les buffets et les musiciens s’entrainaient, faisant doucement chanter leurs instruments.
Nanna n’avait pas besoin que tout soit parfait. Elle n’attendait pas une fête grandiose. L’important pour elle était simplement de pouvoir compter sur sa famille, ses amis proches et bien sûr, son futur époux.
N’avait-elle pas rêvé de lui ? Comment aurait-elle pu espérer autant de bonheur ? Elle avait aujourd’hui conscience que tout ceci n’était pas le fruit de son fantasme, mais qu’elle était bel et bien dans la plus pure réalité. Déjà, les sentiments assumés de Balder l’avaient étonnée lorsqu’il était discrètement venu la courtiser.
Son enfance d’insécurités et de doutes avait laissé dans son sillage un profond manque de confiance en elle. Nanna avait d’abord cru de Balder qu’il se moquait d’elle, sans oser le lui faire parvenir toutefois. Pourtant, elle avait eu confiance en cet homme que l’on disait droit et courtois. S’il avait eu un coup de foudre, il fut réciproque.
L’union fut organisée très rapidement. En réalité, tout fut rapide. La déesse de la Joie avait bien grandi depuis la fillette mélancolique au regard triste. Sa mère était-elle fière d’elle ? Si Freyja s’était véhément opposée au mariage de Sigyn et Loki, elle avait accepter celui de sa benjamine sans faire de vagues. Aurait-elle vraiment eu quelque chose à dire ? Elle s’était toujours désintéressée de Nanna et cette dernière se sentait donc tout à fait libre de ses choix. Toute sa famille s’était montrée ravie face au tournant que prenait sa vie.
Elle avait également, quelques jours auparavant rencontré réellement pour la première fois ses demies-sœurs, Sjofn, Lofn, mais également les dernières nées de Freyja et Ód, les jumelles Gersimi et Hnoss. Si les deux premières étaient plutôt distantes, Nanna avait rapidement sympathiser avec les personnifications de la richesse. Comme elle, la déesse de l’Amour s’était montrée froide et étrangère face aux jeunes déités. Elles avaient beaucoup en commun, malgré le fait qu’elles n’aient pas grandi ensemble.
Plus apaisée qu’elle ne l’eut pensé, Nanna se redressa, prête à s’engager.
La Joie personnifiée s’avança, heureuse et rayonnante face à son éternité.
*
_Qu’est ce que vous dîtes ? Elle se laissa tomber sur son lit, ébranlée.
_Idunn, votre sœur ainée, a disparu. Nanna déglutit, les yeux dans le vide. Elle n’avait jamais été proche de son aînée. Sigyn non plus. Mais elle restait sa sœur. Son sang et sa chair. Lui était-il arrivé malheur ? De sombres idées se mirent à tournoyer si vite dans sa tête qu’elle en eut le tournis. Elle les chassa rapidement.
Le domestique la toisait, aussi inquiet qu’elle.
_Ê-Êtes-vous sûre ? L’avez-vous cherchée partout ? Elle qui ne s’éloigne jamais du pommier… Il tritura le pan de son vêtement, et remua ses jambes, peu à l’aise.
_Comment va ma mère ? Elle doit être dévastée… murmura-t-elle.
Il acquiesça.
_N’avons-nous aucune idée de ce qu’il lui est arrivé ? Il secoua la tête.
_Aucune idée, répéta-t-il.
Nanna passa une main fiévreuse sur son front. Elle n’aurait jamais abandonné ses pommes. Idunn n’aurait jamais failli au devoir qui lui était confié. L’immortalité était en péril. La jeune déesse congédia son valet d’un revers de main, complètement dévastée. Où sa sœur était-elle ? Si jamais il lui était arrivé quelque chose…
Et il lui était en effet arrivé quelque chose.
Après une multitude d’enquêtes, il ne pouvait en être autrement que de l’enlèvement. Nanna n’osait y croire. Existait-il un être capable d’une telle malveillance ? Si elle ne le montrait pas, Freyja était encore sous le choc de l’annonce. Évidemment, toutes les pistes menaient à Loki, dieu du Chaos et de la Malice. La déesse de la Joie ne faisait pas partie de ceux le pointant du doigt. Il était l’époux de sa sœur et elle ne croyait définitivement pas en sa culpabilité.
Les semaines passèrent lentement et des troubles vinrent fissurer la paix d’Asgard. Lady Sif était souffrante. La plupart des dieux inquiets. Tous s’affaiblissait à mesure que les Nornes tissaient le Temps. Nanna se rongeait encore et toujours les sangs pour Balder qui se montrait encore et toujours aussi impétueux et fougueux à chaque nouvelle découverte d’indice, prêt à participer à toutes les missions. Pendant ce temps, son épouse restait sagement au palais à tenter de distraire les autres de leur angoisse.
« Nous allons la retrouver. Nous allons définitivement la retrouver. Saine et sauve. » C’était ce qu’elle aimait se répéter à elle même et dire aux autres. Elle y croyait sincèrement.
_Votre sœur a été localisée. Une équipe dépêchée spécialement a été envoyée sur place. L’annonce arrivait comme un orage soudain.
Nanna bondit sur ses pieds.
_Vraiment ? s’exclama-t-elle, mitigée entre le rire et les larmes.
Se porte-t-elle bien ? N’a-t-elle aucun mal ?Le malheureux valet lui apprit que personne ne savait rien à ce sujet, mais qu’elle était en vie.
_Quel soulagement… murmura la déesse.
Où se trouve-t-elle ? Le domestique réprima un frisson.
_Le monde glacé des géants…La benjamine de Freyja et Ivaldi porta une main à sa bouche. Loki… Si tous les soupçons s’étaient dirigés sur lui dès le départ, les indices n’avaient cessé de s’accumulé. Et depuis son dévoilement aux mortels… Maintenant Jötunheim… Nanna ne savait plus que penser. Dans quel état devait être Sigyn ? Il lui fallait la trouver.
_Et l’équipe ? De qui est-elle compos-La déesse s’arrêta net dans sa question, se rendant compte de la réponse.
_Ne me dites pas, oh ne me dites pas qu’il y est allé ? L’homme acquiesça.
« Ce stupide imbécile. »Sa gorge se serra. Invulnérable.
Invulnérable, disent-ils tous.
_Mais la plupart des hommes sont partis également, Midgard est attaqué…Nanna resta comme deux ronds de flanc.
_Hé bien, cela va de mieux en mieux, il me semble, sourit-elle, glaciale.
Quelque chose d’autre de terrible à m’annoncer ? Peut-être Asgard va-t-il également être attaqué qui sai-Des claironnements sinistres et tonitruants de trompettes brisèrent l’air. Puis, des hurlements.
Des cris d’agonie.
La déesse se précipita à sa fenêtre.
L’enfer glacé des Jötuns venait déferler sur le royaume des Dieux.
*
Lorsque tout était en ruines, il fallait tout reconstruire. Mettre du cœur à l’ouvrage et penser ses plaies. Alors que les bûchers funéraires brûlaient toujours, qu’Idunn et Frigga étaient veillées par Eir et que les Elfes foulaient les terres d’Asgard pour mettre la main à la pâte, je sermonnais mon époux.
Au rythme de la renaissance, les semaines s’effilochaient sereinement. Du moins, c’est ce que tout le monde croyait.
Je n’avais que vaguement entendu les remontrances des Vanes envers Asgard par le biais de mes demi-sœurs, Gersimi et Hnoss et mettais cela sur le contrecoup de l’attaque Jötuns sans réellement y accorder de l’importance. La nature ne se montrait que peu clémente ses derniers temps, mais ce n’était que secondaire. Je me préoccupais plus de mes sœurs, Idunn encore chamboulée par son enlèvement, Sigyn, effondrée suite à l’emprisonnement de son époux et pour Balder qui était évidemment le centre de mon existence.
Alors, quand tout mon petit monde s’effondra, il me fallut prendre des décisions.
Odin remis en question par Jörd. Sa famille lui tournant le dos pour Vanaheim. Freyja partie d’Asgard. La révolte. Sigyn en proie aux griefs envers son époux alors que celui-ci s’était volatisé. Le malheur, encore.
Devais-je suivre mes demi-sœurs tout juste retrouvées ? Rentrer chez moi, chez les Vanes ? Pourtant, mon chez-moi… N’était-il pas auprès de Balder ? À Asgard ? Cela signifiait-il trahir ma famille ? Mes indécisions me faisaient souvent défaut, mais jamais un tel paroxysme n’avait été atteint.
Je choisis Asgard.
Je choisis la famille royale.
Et l’orage passa. La guerre se termina Un nouveau souverain monta sur le trône.
Et la Joie renaitra.