Fruit d’un attachement fortuit entre l’accalmie des océans et la ferveur des tempêtes, la sixième vague s’était lentement échouée vers des rivages distraits, loin de la doctrine familiale dans laquelle s’étaient embourbées la plupart de ses sœurs. Dans toute famille, quel que soit le degré d’absolu qui couronnait leur esprit, il y avait toujours un vilain canard…un mouton noir qui faisandait la désescalade du cocon formé d’obligations. Dès son plus jeune âge, la déesse exprimait peu d’enthousiasme à l’égard des responsabilités que ses parents lui avaient déléguées. Pourtant, pas une seule fois elle n’avait pu jalouser l’orphéon des autres familles, copieusement gorgée d’amour parental malgré la concision du caractère de sa mère, qui transformerait la voûte pervenche du monde en un plafond de stalactites. Loin de la majesté familiale vantée à foison, Dufà évoquait plutôt la grâce d’un crapaud. Du haut de son mètre septante, les arabesques affriolantes qui sculptaient le corps des ondines s’étaient égarées loin de sa silhouette scabreuse. Distante des appétissants fruits qui galvanisaient le monde des éternels, la sixième vague figurait plutôt parmi les mauvaises herbes. D’apparence famélique, elle n’avait pourtant jamais craché sur sa bouteille de rhum, son pétrole qui faisait rissoler son esprit dans une dévotion belliciste. Et comme l’alcool va toujours de pair avec une becquetance substantielle, elle ne pouvait accuser son étisie sur son appétence. Le mouton noir se transformait en véritable ogre lorsque son estomac bourdonnait sa disgracieuse mélodie. Les occasions de l’admonester sur ses manières maraudes aussi bien dans l’intimité du cocon familial qu’en public furent, hélas, maintes. Pour dorer encore plus sa superbe, elle conspuait les robes et autres mignardises pour une tenue plus agreste. Délaissant les artifices féminins, la vague baroudeuse a privilégié le confort dans les accoutrements de ses compatriotes masculins, suscitant le plus grand désarroi parmi ses aînées. Rien chez elle n’était synonyme d’élégance. Sa mâchoire trop carrée épousait à ses extrémités une crinière brune éparse qui ressemblait plus à de la paille qu’à un semblant de chevelure. Ses lucarnes charbonneuses dégageaient la plus adverse des effronteries, chapeautées par deux stries charnues de poils. Seules ses lèvres auraient pu embrasser la joliesse si elles ne proféraient pas autant d’aplomb. La vague n’avait qu’un maigre ballotin d’atouts en sa faveur, et beaucoup s’envasaient dans un scepticisme assidu lorsqu’ils devaient associer le canard éclopé à une déesse de l’océan. Certes, il fallait faire preuve d’un certain degré d’imagination…


Dufà n’avait jamais brillé d’intérêt pour tout ce qui touchait à la magie. C’était un rébus qu’elle-même ne pouvait éclairer. Alors que son père tentait vainement de l’initier à la magie, le mouton noir dirigeait sa convoitise vers un art diamétralement opposé, celui des armes blanches. Son côté guerrière, héritage de sa génitrice, n’était sans doute pas innocent dans cet enclin martial. Aussi apprit-elle l’adresse du combat aux côtés de sa mère, immédiatement soumise aux houles que pouvaient occasionner la déesse des tempêtes au corps à corps. Elle gratifiait ainsi de liesse sa mère, parangon de son desideratum. Cet élan commun pour le combat les avaient rapprochées parallèlement, malgré le gouffre de différences qui d'ordinaire les évinçait l'une de l'autre, les amarrant dans une connivence affétée. Loin des extravagances de la magie, Dufà avait trouvé son havre parmi les claquements glapissants des épées, heaumes, haches et autres écus dont la beauté féroce avait séance tenante apprivoisé la baroudeuse. L'armurerie était devenue sa coquille d'opulence. La distance qui l'isolait graduellement de ses sœurs s'évasait un peu plus au fur et à mesure que son engouement pour l'art de la guerre gonflait, disloquant la cohésion qui les unissaient. Malgré la légèreté de leurs attaches, il n'en restait pas moins de l'affection. Cet amour pour ses sœurs n'était pas qu'une estampe, elle les affectionnait beaucoup, nonobstant le morcellement de leur complicité. Le brasier qui frétillait doucement dans sa chair s'était rapidement transformé en bûcher. Elle avait trouvé son âme sœur dans une épée d'apparence modique, nichée dans l'ombre de ses frangines qui chatoyaient par la noblesse de leurs atours. C'était l'aînée, une ébauche jacente sans maquignonnage. Sa parure esquintée lui rappelait son charme inélégant. Aussi fut-elle charmée par sa simplicité et sa facilité d'utilisation. Elle amnistia la magie au profit de son épée qu'elle en fit l'allongement de sa chair au travers des apprentissages. Avec le goût de l'épée naquit le goût du déracinement. C'est dans les roulis salés qu'elle se laissa déporter hors de sa cage aquatique, gagnant les orles terrestres. Aussitôt le pied posé sur la poudre d'or du monde profane que l'ivresse s'éprit d'elle. Avec les mésaventures guerroyantes elle appréciait la sapidité de la gnôle, les chansons paillardes et les quelques échauffourées hirsutes. C'était une période d'aboutement où elle charroyait entre deux rives, les désirs tremblants. Ses incartades hors de l'enceinte familiale pullulaient avec la même rapidité que la sédition de sa mère lorsqu'elle décidait de galvaniser les océans. L'enfant des mers était devenue l'amante des terres, et profitait abondamment des territoires ignorés pour repaître son appétence. Ses idéaux jouxtaient ceux des Hommes et sa sympathie pour eux, aussi bien pour les clephtes que pour les hobereaux, s'affinait à mesure qu'elle ravinait un peu plus l'igue qui l'éloignait de son père.




La naissance de la neuvième vague dressait une digue dans cet abîme sépulcral qu'elle s'était évertuée à labourer un peu plus chaque jour. La petite Hefring était sa réconciliation avec sa famille. Elle qui n'avait jamais vraiment goûté à l'attachement fraternel pouvait se délier des mors qui étouffaient ses émotions pour en enrober sa cadette.
... Il est des trésors qui vous affolent jusque dans la moindre synapse. Lorsqu'elle avait vu le petit bourgeon s'épanouir doucement dans le génie de l’odyssée, et que ses alcôves sombres avaient croisé l'éclat incandescent de ses prunelles, elle avait décidé de prendre ce jeune bourgeon sous son aile. Elle, la grande fougère disgracieuse, voulait voir éclore dans le faste de l'âge ce bulbe d'or. Quand elle ne lui apprenait pas à croiser le fer, elle lui exposait ses péripéties sur le continent des Hommes. La curiosité qui faisait florès dans l'ardoise de ses yeux l'émouvait dans un affect particulier. C'était un saisissement capiteux qu'elle n'avait jamais vraiment connu qu'aux côtés d'Angeya, figure maternelle qui excusait sa mère de l'impiété encroûtée de son caractère. L'amour longtemps abscons derrière une porte de son cœur s'était épanché lorsqu'Hefring avait poussé son premier cri. Elle était sa clé de voûte.

Il flottait une musique éteinte...et le soleil se mourait jaunâtre à l'horizon...

Dans le déluge s'était épanchée la douleur du bonheur enfui. Le clair-obscur avait escroqué l'accalmie des océans pour en dérober un bien précieux. Des profondeurs salées, la première vague avait été chapardée loin des siens. Angeya n'était plus qu'un mirage qui, dans l'houache de son existence n'avait laissé que des eaux noircies. L'esprit gratiné de papillons noirs, Dufà ne pouvait qu'assister démunie face à la douleur qui faisait crier les âmes de ses soeurs dans un étendue salée stagnante. Cet infini indigo ne lui avait jamais paru aussi jalonné. Les cygnes noirs du désespoir déchiraient les eaux dans des hurricanes foudroyants. Loin de ce tumulte dur et sauvage, la sixième vague avait préféré s'échouer sur les terres d'humus, soustrayant son esprit aux fragrances inusables de l'alcool. Le plaisir d'antan s'était mué en amertume, lui arrachant quelques grimaces informes. Longtemps elle avait suffoqué du calme crépuscule qui d'une jaune rayon à peine s'acidulait. La plaie qui immolait son coeur ne venait pas tant de la disparition de son aînée mais du chagrin d'Hefring. Voir l'oriflamme de son petit bourgeon d'or s'entâcher de mélancolie lui écorchait l'âme. Elle était son tout, son unité, le tendre allongement de son âme et de son amour. Aussi avait-elle décidé d'isoler son bourdon de lypémanie, sans toutefois oublier le doux souvenir que lui occasionnait son aînée évanouie dans les cendres de ses pensées, au profit du bonheur de sa cadette. Elle dégageait la musique aux tristesses lointaines pour un air de regain, se donnant corps et âme pour égayer Hefring, loin de l'agonie corrosive du deuil.

Tous plus fébriles les uns que les autres, chacun s'évertuait à retrouver l'harmonie recluse le temps d'un éphémère.  Sans perdre « ses bonnes manières », Dufà poursuivit sa quête d'exode, transbordant entre les bousins dipsomanes, ses joutes à l'épée et ses vagabondages entre l'éternel Azur et le sable doré. Progressivement, elle chassait la maladive saison pour un crépuscule blanc, loin des alcôves noires qui chapeautaient son esprit d'une triste impuissance.


Du lointain horizon accostaient des saccades équivoques aux portes de de Vanaheim. La guerre s'était amassée comme les roulis abusifs des nébuleuses salées sur la poudre dorée de l'autre continent. Instigateurs de ce pogrom, les géants de glace étaient dénués d'indulgence. Jamais le décor n'aura été si sanglant. Le cinabre qui jadis lui inspirait ferveur aux souvenirs des roses vermeilles qui parsemaient ses havres de paix, ne lui allouait qu'un insondable malaise. Malgré ses inclinations aux démêlées, l'hécatombe ostrogoth qui fendait l'étanchement des royaumes ne lui instiguait aucune infatuation. Quand elle vit Hefring darder de son impétuosité spontanée ces sinistres prédateurs, elle ne laissa pas le temps à la seconde d'hésitation de s'écouler qu'elle talonnait déjà sa cadette. Baignée par la couardise non pas occasionnée par les géants de glace mais par l'imprédictible personnalité de son bulbe d'or, Dufà s'était jointe au combat dans la foulée de sa sœur. L'inquiétude macérait ses pensées dans une transe assidue. Elle devait être d'autant plus grande dans le cœur de son père et malgré ses interdictions formelles, la sixième vague avait encore préféré l'outrecuidance au discernement, gagnée par un instinct de protection qu'elle voulait exclusif à l'égard Hefring. L'adrénaline était son meilleur carburant et jamais elle n'avait montré autant d'acharnement à croiser le fer. Ce théâtre de sang aura longuement marqué sa conscience d'une agitation oppressante.


Comme un malheur n'arrivait jamais seul, la vie au sein des éternels rencontra un hourvari de confusion lorsque le voile de contingence qui éclipsait la disparition d'Angeya fut dépouillé du grand théâtre. L'évidence prit forme, ébranlant l'instigateur de cette attendre filandreuse, Odin. Chaque membre du clan des mers était assujetti à la rétorsion. Les représailles brassaient leur esprit dans une animosité houleuse, glissant le Dieu de la sagesse putative sur une pente engoncée. L'algarade ébrouait le jugement de Dufà à l'égard de ce dieu d'argutie. Joignant davantage la cause des Hommes et s'éconduisant des échos des pérennes, jamais une once de scepticisme n'avait défié son esprit dans un tel litige à l'égard d'Odin. Les alliances s'articulaient promptement dans une vendetta courroucée, joignant le clan des mers au seigneur de Vanaheim, Frey et Jörd. Le paroxysme qui grondait sous sa chair fut un véritable catalyseur dans son effusion offensive. La concorde au sein de sa famille n'aura jamais été aussi parfaite qu'à cet instant scénique. Cette constatation lui avait écorché un maigre sourire gorgé d'ironie et d'aspérité. Le toît du monde n'avait jamais été aussi intimidant dans son manteau de sombres présages. La finalité ces hostilités s'avéra fécond pour la plupart, comme une demi-vengeance assouvie...Odin déchu et Thor montant sur le trône, inoculant une nouvelle ère...


Bercée par l'onde qui baisait le rivage, la baroudeuse se laissait séduire par les poétiques débris qui s'échappaient de son harmonica. Elle n'avait pas des habitudes bohèmes mais c'est dans le souvenir d'un vieux mouisard, qui devait sans nul doute faire de la concurrence à la porcherie des fermiers, que ses oreilles s'étaient laissées abuser par le charme de son aubade. Et tandis qu'elle s'évertuait à souligner quelques accords musicaux, la lumière roulait doucement jusqu'au quai où elle avait trouvé refuge, laissant le jour pénétrer l'humanité. Le temps fuyait et seul l'instant de jouir de l'heure rapide lui inspirait un profond désir d'évasion. Elle avait trouvé la même inspiration qu'Hefring, fuyant les mentalités estropiées du monde aquatique pour rejoindre ses accoutumances d'antan, entre deux bistouilles parfumées qui agressaient les narines et les festivités agrestes des quidams. Parfois, elle se laissait charmer par la quête des contrées inviolées...dans la simple idée d'épousseter lentement les cendres des tragédies révolues.