A

pas feutrés, la petite ombre se faufilait dans les corridors de l’illustre palais en faisant fi des larges voussures qui l'épiaient avec défiance. Son visage, bien qu’encore poupon, suppurait d’une malice rarement perçue chez quelque autre chérubin et qui, du haut de ses six années, boisait déjà ses fines ridules d’un heaume matois. Guère peu enclin à passer ses heures et journées en compagnie d’autres enfants – moins encore si ceux-ci n’étaient point bénis par un demi de sang royal – le Troisième Fils se plaisait à patrouiller l’enceinte du glorieux castel à la recherche d’un nouveau cobaye pour sa kyrielle d’espiègleries. Fort de sa trouvaille en la personne d’une duègne égarée, il sombra derrière un lourd pan de rideau pourpre dont la furtive venue bambine saboula doucement l’étoffe en des ondines moirées. La pauvrette mirait les alentours sous un masque dépité, perdue dans ces dédales longilignes et colossaux parmi lesquels seule la famille royale et les plus farouches reîtres de sa majesté semblaient pouvoir se retrouver. Sans se douter qu’un petit diable se gaussait en silence de sa mine désespérée, la vieille femme tirebouchonnera de la nuque en signant à droite, puis à gauche, piétinant le somptueux dallage comme un bovin l’aurait fait, puis, subitement enhardie, décida promptement de s’en aller vers l’aile ouest, celle justement qui, par chance, la conduirait rapidement vers le fanum des domestiques et qui, donc, mettrait fin à son cauchemardesque sens de l’orientation. Commençant tout juste à s’amuser, Loki fronça ses sourcils de jais en bouffissant dans son petit poitrail somptueusement vêtu une respiration fâchée. Diable non, qu’elle n’allait pas s’en tirer de la sorte ! Serrant le haut tissu dans ses frêles poings et veillant à rester dissimulé dans sa cache, il tordit ses lippes puis les mâchouilla avec une prodigieuse opiniâtreté pour laisser œuvrer son facétieux esprit dans l’argile de sa magie. Il n’était guère ce que l’on pouvait nommer un sorcier chevronné, tout juste bon à endiguer ce que ses dons lui offraient parfois par pur hasard, mais il était, pour son jeune âge, déjà fichtrement galvanisé par la sacrosainte caresse occulte. Puisant dans l’enseignement de Mère, il éveilla son adresse tout en mimant l’effort dans un rictus ô combien cocasse ; un bout de lange rosée s’extirpa d’entre ses babines, ses fossettes se creusèrent plus encore qu’à la normale, et sa carrure chétive, toute entière, se crispa dans la concentration extrême de sa besogne. Subito, dans le couloir, apparut l’immense charpente d’un garde cuirassé d’or qui fit tonner de son pas avant de rauquer à l’encontre de l’ancêtre. « Halte ! » La bonne dame, tressautant comme feuille sous l’aquilon malgré son sérieux empâtement, s’exécuta séance tenante en faisant volte-face. Venant à sa hauteur, l’Illusion, plus vraie que nature, la jaugea avec roideur. « Où comptiez-vous aller de la sorte ? » La duègne, affolée par la soudaineté de cette approche mais non moins digne, dressa du menton en bafouillant néanmoins. « Figurez-vous, mon bon ami, que je cherche, le… arh, comment, eh bien, le salon des caméristes, et je— Le salon des caméristes ? Insinuez-vous que les appartements de Ses Majestés sont pour vous quelque mansarde dans laquelle les gens du palais auraient touts droits d’y gîter ? Les app… Oh, je suis… je suis affreusement confuse, je pensais que… » La domestique s’empourpra tout de go sous le regard marmoréen du fantassin, et, à quelques mètres de là, pouffait en silence le petit sylphe d’Asgard. « Je ne voulais certes pas m’en aller déranger le roi et la reine, je… pouvez-vous m’indiquer où se trouve— Sur votre gauche. » Trancha l’homme d’arme qui tournait déjà talons et s’éloignait avec brusquerie. Las, le jeune lutin, tout habile et talentueux qu’il fût, ne disposait en réserve que de quelques secondes de technicité – tout au plus une minute entière – et s’il se laissait emporter par la sottise, son vilain tour aurait tantôt été décelé par la grassouillette victime au teint rosi. Or, il souhaitait voir, de ses yeux vus, poindre la morale de cette divertissante histoire et en aucun cas l’achever dans le fiasco le plus total. Voici donc que la génisse bifurquait comme indiqué, traversant une arche de pierreries derrière laquelle put la suivre l’Obsidien Prince, trottinant silencieusement d’un rideau à un autre sans que les orbes adverses ne purent le saisir. La vérité était qu’à cet instant précis, l’Égarée s’en allait bel et bien en direction de l’antre régalienne, et sa venue, sans nul doute, provoquerait toute autre réaction chez la garde que celle souple et subreptice de sa précédente chimère. Une risette madrée cimentée sur son minois, Loki stoppa net ses chausses en sachant pertinemment qu’allait venir l’imminent glas de cette excursion.
Mais rien ne vint.
Nul blindage, nul arsenal, nul cliquetis d’acier.
De plus contrarié, le Fumiste contractura sa mâchoire et, vaille que vaille, bondit sur la vachette pour lui en saisir les nippes et héler avec force. « A LA GARDE ! A LA GARDE ! » Par deux fois, car de son phonème ne résultait que le doux zéphyr de l’enfance. Derechef soubresautant, la pauvre se tourna en contemplant le korrigan qu’elle reconnut sitôt. « Prince ! Mais… enfin ! Calmez-vous ! » Et ledit prince de poursuivre, férocement. « AU SECOUUUUUURS ! » Par les Nornes ! Combien de fois allait-il devoir éructer pour que l’on vienne ?! Oubliant sa courte et petite stature, il s’agita tant et si bien entre les pattes féminines que, une fois les manteaux d’or arrivés, il semblait bel et bien à deux doigts de se faire dévorer par l’ogresse. « Que…?! » L’un des soldats se détacha de la maigre phalange pour venir en aide au bambin, que la duègne, excédée, saboulait à foison. « Suffit ! Lâchez le Prince vieille folle ! » Elle ne parut qu’enfin remarquer la présence des reîtres. « Oh ! Je— Elle m’a attaqué ! Je n’ai rien fait ! Je m’en allais simplement voir Mère, et elle m’est tombée dessus comme une furie !! » Singeant sa diatribe, il paracheva en la pointant d’un petit doigt accusateur, son crin ténébreux dépeigné et ses frusques plissés témoignant de la véracité incontestable de ses impérieux blâmes. Sans attendre plus, les trois factionnaires cerclèrent la soupeuse en la malmenant quelque peu comme elle se montrait réticente. « Ce ne sont là que menteries ! Le petit est sorti de nulle part ! Je souhaitais rejoindre le salon des caméristes et— Le salon des caméristes ! A d’autres ! Vous vous en alliez dans les appartements royaux, l’aile n’est point ouverte à la flânerie, seuls quelques domestiques possèdent l’autorisation de s’y rendre et ma foi… » Il la lorgna tout en la soulevant sous les aisselles à l’instar de son autre acolyte, les pieds de la duègne soulevés sur plusieurs mètres. « Vous n’êtes pas de ceux-là ! » Elle crut devenir folle. On lui indiquait ceci, pour, ensuite, lui indiquer cela. Flanchant à l’orée de la syncope, elle bégaya quelques vagues syllabes puis se laissa aller dans le flot martial duquel elle ne pouvait, de toute manière, décemment se défaire.
Laissé seul dans la prestigieuse galerie, Loki les vit s’en aller, redevenu calme et flegmatique, repeignant d’une menotte accoutumée sa chevelure d’ébène. Quelle drôle de matinée ! Un immense sourire à l’orange croqua sa bouille, enjoué au possible par la saynète qu’il avait provoquée et savourant à démesure la satisfaction exhortée. Bien. Ceci fait, il allait maintenant rejoindre Thor pour lui narrer de long en large la péripétie matutinale – et peut-être, omettre, çà et là, quelques détails fort peu captivants, comme le fait qu’il était, sans nul doute, le pernicieux pivot dudit incident.

L

’Obsidien Prince n’avait jamais véritablement aimé. Tout ne tournant guère autour de son adoré frère Thor ou de sa vénérée mère Frigga n’étaient que fioritures sentimentales dont il s’épargnait les arias. Aussi, lorsqu’il fut en âge de prendre épouse, ou tout du moins de s’y essayer, le bellâtre sourcilla et cisela un sempiternel sourire sur la falaise de ses lippes. N’avait-il point l’éternité toute entière pour satisfaire sa chasse et régaler son appétit – fût-il concupiscent comme attentiste – ? Il doutait fortement trouver un jour quelque beauté suffisamment sagace pour inspirer un semblant d’estime à son cœur rogue et impitoyable. S’il devait partager son admirable personne avec une immuable partenaire, autant ne point se tromper, quitte à ne jamais véritablement parachever quoi que ce soit et profiter des quelques occasions où lui prenait l’envie fantasque de ne plus noircir son entourage afin d’étreinte une vénus dans un océan de draps. De ces voluptueuses lubies résulta par ailleurs nombreuses engeances toutes plus délaissées les unes des autres par leur indigne créateur, trop occupé qu’il était à s’aimer lui pour segmenter de quelque façon que ce soit ses égocentriques affects princiers.
Même lorsqu’il la convoita, Elle, ne germait en son for que le capiteux désir de la dérober à l’égal d’un trophée. Nul amour, nulle tendresse, pas l’ombre d’une fibre éprise ne résonnait alors en lui lorsqu’il croisa pour la première fois Sigyn, fille d’Ivaldi et Freyja. La vénusté n’aurait jamais dû magnétiser les prunelles diaphanes de Loki, car de par sa douceur et son insipidité apparente, elle divergeait effroyablement des effigies et tempéraments auxquels le Ténébreux aimait goûter. Mais l’oiselle tournait autour de la reine, et, de fait, ne put que forcer un destin auxquels tous deux ne s’étaient bougrement point préparés. Un jour, l’Obsidien lui conta, dans un aparté clandestin qu’il arrangea subrepticement devant l’huisserie de la chambre royale où demeurait Frigga. « Ma Dame, de grâce, que faites-vous ? » Devant l’air interdit de la naïade, il avait alors ajouté, saisissant d’une douceur éthérée la dextre opaline. « A me tourmenter ainsi chaque jour sous l’éclat de votre regard. Ces gemmes ignées que vous posez sur moi immolent ma patience, et plus encore mon équanimité. Je ne puis voir ma mère sans tomber sur votre suffocante nitescence. » Il s’était approché plus avant, altesse dans toute sa splendeur qui s’arrogeait des droits dont peu d’Ases disposaient en ce palais, et, soufflant avec lenteur, avait murmuré de son timbre grave et suave. « Car de vos mains, vous garrotez mes bronches, asphyxié que je suis par votre charme. J’en oublie jusqu’à mes intentions, tant votre beauté me trouble… » L’adonis avait alors frôlé l’haleine géminée, puis s’était hâtivement dérobé avec sur son portrait, le frimas de l’opprobre. Son altière silhouette esbignée loin dans la galerie n’avait laissé que la solitude pour seule aubade à la Courtisée, et lorsqu’il fut enfin seul, s’était arqué sur son faciès une risette triomphatrice. Il savait avoir maraudé le cœur de Sigyn, sans se douter un seul instant se l’être arraché à mains nues pour offrir le sien à la Déesse de la Fidélité. Pauvre fou, qui de ses énièmes mensonges ne s’était guère rendu compte avoir devisé de la plus franche et sincère des manières de toute son entière existence.

I

l s’était cru phénix. Il s’était cru gypaète volant au-dessus des faîtes, un plumage d’or, un plumage de roi, pour tout harnachement. Il s’était lové dans l’écrin de la suzeraineté, il s’était grimé d’un marbre princier, de son entière personne, comme l’on farde les traits d’une statue, donnant vie à ses plus glorieux desseins, donnant vie à son plus illustre orgueil : il était Loki Odinson, le Troisième Fils, et le destin devait lui réserver un siège de dynaste parmi les dynastes. Il s’était vu aux côtés de son frère, il s’était vu en Nuée Sombre cuirassant l’ire du Tonnerre, alter-ego de celui qui serait fait, un jour, et à son tour, Monarque des divins. Thor règnerait, et il serait à ses côtés. Quiconque d’autre importait peu. A eux deux, à eux seuls, ils seraient la postérité du Père de Toute Chose. Car, plus d’un siècle auparavant, Le Félon s’était cru légitime. D’aucuns l’avaient connu rogue, d’une fate effronterie, supérieur à bien des égards et plus encore de par son omnipotence. Un dieu imbu, un héritier condescendant jusque dans la moindre de ses syllabes, exécré par tout un chacun, et pourtant bel et bien fils d’Odin.
Jusqu’au jour où, perforant, le truisme éclata, inondant à jamais l’altière effigie : le Dieu du Mensonge était né de la forfaiture même. L’Obsidien Prince n’avait de légitime que le chaos gouvernant en son for, que la bile filiale coulant dans ses veines. Loki, légataire d’un royaume perdu, descendant d’un peuple annihilé, joyau fêlé dérobé à même son glacial reliquaire. La chute fut vertigineuse, moribonde, et putréfia au fil du temps le fastueux nectar sirupant jusqu’alors dans les entrailles de l’Adoptif. Si au-dehors, le prince noir gardait son apanage d’Infatué, au-dedans ne grondait plus qu’une cataracte d’émois : la frustration, le désolément, la rage, la perdition, l’abandon, l’humiliation. Ses sourires mussèrent vite des rictus coléreux, son quant-à-soi obvia les larmes de sang dont s’épanchait son cœur, son amour devint rance et rejoignit son armée de haine, piétinant le sol sous des oriflammes de malveillance. Loki Odinson n’était que chimère, et sous ses phalanges ivoirines s’écoulerait dès lors l’affliction d’autrui, seul aboutissement à l’exutoire qu’il devait à présent trouver : exister dans les ténèbres pour ne point sombrer dans l’oubli.